Yann DEFOND est un immigré français vivant à Phnom Penh depuis 20 ans. […] Il a choisi de partager la vie de la population ouvrière de l’habillement au Cambodge. De formation artistique, il exerce des activités de comédien, journaliste et interprète.
Les premières années, il n’y avait pas de chapitres. Au bout d’un moment, j’ai tout remanié en 3 parties : voir, juger, agir. Puis mon texte fut publié sur un site internet qui n’existe plus. Le responsable avait dégagé des chapitres. J’ai trouvé son découpage intéressant, plus pertinent que ma division inspirée par la spiritualité de l’action catholique. Elle était bringuebalante car dans un seul passage, on pouvait lire du voir, du juger puis de l’agir… Alors j’ai finalement tout trié par thème pour arriver aux 14 chapitres du manuscrit. Certains sont issus en fait de la publication du site internet.
Un après-midi de début 2005 un des apprentis d’un foyer de Caritas avec lesquels nous lancions la révision de vie (méthode de réflexion sur sa vie autour d’un texte d’évangile) vint me voir là où on m’employait comme coopérant. Il voulait me dire au revoir avant de partir travailler chez le voisin siamois avec un visa touristique de trois mois… Il a bien fait puisqu’il est reparti avec un nouveau testament de poche.
Comme il vient tout juste d’ouvrir, je suis allé au centre commercial dont le chantier a entièrement barré notre rue durant un an et demi. Il n’est pas pourvu d’un accès pour piéton. On peut toujours marcher sur la chaussée mais seul un accès véhicule est prévu. Une supérette d’alimentation était ouverte. Je suis allé acheter un café dans l’autre établissement ouvert mais au moment de payer le garçon me fit : « C’est gratuit pour vous, Yan, officiellement, nous n’ouvrons que demain ! » Aucun autre commerce n’était ouvert. La boutique Décathlon était encore en travaux. Ce centre commercial n’est situé qu’à 200 mètres de notre cité ouvrière mais c’est un monde qui les sépare. Le monde de l’opulence et le monde de ceux qui travaillent à l’usine… En partant j’ai proposé à des voisins de m’y accompagner mais ils ont décliné. Ils ne se trouvent pas dignes de fréquenter ce genre de lieu. De nombreux ouvriers s’y trouvent pourtant puisqu’ils finissent de le construire. Mais les marchandises qu’on n’y vendra seront trop chères pour eux.
La culture khmère provient en grande partie d’Inde. Au Cambodge la société ne s’est jamais divisée en castes pourtant il en subsiste quelque chose dans le vocabulaire avec ses répertoires pour s’adresser aux personnes de son rang, aux membres d’une famille royale et aux bonzes. Mais c’est dans la mentalité collective que le système de castes survit. Cela se traduit par des rapports sociaux marqués par la soumission. Celui qui est au-dessus soumet celui qui est au-dessous et celui qui est au-dessous accepte d’être soumis à celui qui est au-dessus. La règle générale est donc d’être un enfant soumis à ses parents, une épouse soumise à son époux, un employé soumis à son employeur, un citoyen soumis au pouvoir politique. Ce phénomène ancestral se manifeste de façons variées où ceux qui ont le pouvoir l’exercent de manière autoritaire et où les autres expriment de la déférence. Quand vous aménagez dans une cité ouvrière et que vous informez le propriétaire que vous repeindrez l’intérieur du studio à vos frais il devrait s’en réjouir mais non… C’est tout juste s’il autorisera les travaux d’un air bougon en vous faisant bien comprendre qu’il s’agit là d’une tolérance de sa part. Pourquoi une telle réticence ? Parce qu’en rafraîchissant la peinture vous vous différenciez des autres, vous revendiquez un droit comme si vous habitiez chez vous alors que vous vivez en fin de compte chez votre propriétaire. A l’inverse tant que la règle usuelle est respectée, que chacun reste à la place qui lui est conférée, tout se passe pour le mieux… Que ce soit donc dans le rapport à l’environnement ou à l’entourage la peur distille son venin qui empêche aussi de se démarquer du groupe, de la tradition, de l’habitude collective admise.
Mon texte s’adresse à des francophones plutôt occidentaux et pourvus de notions de christianisme. Bien entendu le lectorat ouvrier engagé, en particulier celui de la mission ouvrière, ou le lectorat engagé auprès des milieux populaires se sentira particulièrement concerné par cet écrit.
Si l’on est en droit de se demander quel avenir commun est envisageable dans les pays marqués par l’individualisme, on peut aussi se demander quel avenir commun s’entrouvre pour un peuple où trop peu sont ceux qui pensent au bien commun. En effet cette tendance se traduit par un manque d’investissement personnel dans la vie sociale : peu d’associations, d’engagement, de débat ; énormément de corruption, d’accidents de la circulation routière, etc. ; d’où l’importance de regrouper pour des actions plus collectives. A cette fin, le minuscule mouvement de jeunes travailleurs que nous suivons comme d’autres structures collectives peuvent aider mais il s’agit seulement de moyens. L’important est le témoignage de vies pleines de solidarité marquées par un souci accru du bien commun et des plus faibles.
Samedi 18 septembre 2021 à 23h55, j’ai été réveillé par du bruit dehors. Un petit nombre de personnes criait. Le vacarme était de plus en plus audible. Ça ne ressemblait pas à l’explosion d’une querelle familiale ou de voisinage comme cela arrive des temps à autre. De plus en plus de monde parlait très fort. Mes voisins proches allumèrent les éclairages de leurs studios. Ils faisaient des commentaires à haute voix. Quelques motos passaient devant chez nous à toute allure. Et puis il y avait des bruits que j’avais du mal à identifier. C’était comme des pétarades qui étaient incompatibles avec des coups sur les portes, les volets ou les stores en tôle. J’ai réfléchi pour visualiser ce qui pouvait provoquer ce type de tintamarre jusque là inconnu. Je me suis dit qu’il pouvait s’agir d’un incendie. J’ai un très mauvais odorat alors, pour vérifier, je me suis forcé à humer l’air ambiant. Ça sentait clairement le brûlé !
Alors je suis sorti de ma couche pour aller aux toilettes, me disant qu’il fallait que je prenne le temps de m’habiller et de réunir quelques affaires. Dans un sac et dans mes poches, j’ai déposé mon argent, mes clés, mes papiers, mes documents, mon mobile multifonctions, mon ordinateur, mon disque dur, mon appareil photo et mes écouteurs neufs. Un employé du propriétaire a frappé à ma porte pour m’inviter à évacuer. L’odeur de brûlé s’amplifiait, l’agitation générale aussi. J’ai encore pris un peu de temps car j’avais encore de la place et j’avais peur d’oublier quelque chose d’important. J’ai aussi brièvement prié l’Esprit Saint d’aider chacun à adopter le comportement adéquat. J’ai finalement ouvert la porte pour sortir ma moto. Des flammes s’extirpaient du marché à 20 mètres de là. Une voisine, Ya, contemplait, debout, le désastre. Certains trouvaient encore le moyen de sortir des marchandises du marché dont s’échappaient des fumées noire et blanche opaques par une entrée à 25 mètres de chez moi. Je lui ai suggéré de monter sur ma moto mais elle déclina.
J’ai donc quitté mon studio me disant qu’il allait peut-être partir en fumée. Je me disais que, si possible, je reviendrais très vite récupérer mon vélo électrique et ma bicyclette de 60 ans qui a survécu à la guerre. Je me suis garé à 100 mètres au sud. Une centaine de personnes plus ou moins habillées observait l’arrivée des premiers sapeurs pompiers. Je ne pouvais laisser mon sac sans surveillance pour aller sauver mes autres deux-roues. Puis j’ai repéré la voisine qui vit avec Ya avec un sac à dos plein. Sur le coup, elle avait cru à un conflit dû à l’alcool mais Ya, qui a le sommeil léger, était sortie la première pour constater que les cris étaient des « Au feu ! » et que les pétarades étaient des explosions de recharges de gaz. Je lui ai confié mon sac et ma moto pour me rapprocher de la fournaise. Je voulais donner un coup de main.
Je suis donc retourné chez moi pour humecter mon écharpe et l’enrouler autour de ma tête. Il y avait de la fumée mais déjà le feu dans le marché ne progressait plus. La fumée était tellement dense autour du sinistre que plus personne ne s’approchait de la fournaise. Une cinquantaine de personnes regardaient les pompiers à l’œuvre. Je ne sais pas comment ils faisaient pour respirer. Moi je portais un masque de chirurgien et une écharpe humide et pourtant les émanations commençaient à me piquer les yeux alors je suis retourné à ma moto. Dans la foule éparse, on prenait des nouvelles des uns et des autres. On ne voyait plus de flammes. La production de fumée était de moins en moins intense alors je suis retourné chez moi par étapes successives en m’arrêtant pour discuter avec chaque groupe de personnes sur le chemin. Étonnamment, très peu avaient paniqué.
J’ai déposé mes affaires dans mon studio puis suis resté à l’entrée du marché avant de pouvoir y pénétrer pour constater les dégâts et recueillir des informations sur ce qui s’était passé. Je comptais faire un reportage. Les pompiers continuaient à arroser. J’en ai profité pour demander des nouvelles des commerçantes avec lesquelles j’avais le plus sympathisé. L’une d’entre elles m’expliqua qu’un homme qui rentrait d’une beuverie constata l’incendie avant tout le monde. Il réveilla tout le marché et les secours furent rapidement prévenus. Mais le feu prenait de l’ampleur, d’autant plus que certains commerçants ne vivent pas sur place et qu’aucune intervention n’était envisageable dans les commerces verrouillés. Les autres essayaient tant bien que mal d’évacuer quelques marchandises dans l’allée encombrée. L’accès au parc industriel et au marché est limité la nuit par des portails dont seuls des veilleurs ont les clés. Je me suis toujours dit qu’en cas d’incendie ce serait une catastrophe. Heureusement, les portes furent rapidement ouvertes. Certains quittèrent leur studio dans la précipitation, sans rien prendre avec eux. តាអំបិល (grand-père sel), qui vit ailleurs, m’expliqua qu’avec la police, ils avaient logiquement conclu au court-circuit d’un réfrigérateur vitré placé devant son commerce qui fait l’angle.
Aucune victime du feu ou de la fumée n’est à déplorer. 4 commerces contigus ont brûlé, 2 autres situés en face aussi. Il faut dire que les murs ne vont pas jusqu’au toit. Une cinquantaine de commerces ont été considérablement abîmés par la suie et les cendres. Parmi eux, une dizaine a été dégradé, avec ce qui s’y trouvait, à cause de l’intensité de la chaleur et de l’abondance de l’eau employée. Aucun studio ouvrier ne fut touché.
A cause de l’épidémie, 4 portes du marché sur 6 sont régulièrement fermées par le propriétaire. Les commerçants s’en plaignent. Certains sont même partis car leurs revenus diminuaient. C’est le cas du couple qui tenait l’échoppe de l’entrée la plus proche de chez moi, les chanceux ! Un jeune couple a repris leur fond de commerce. Dans la fournaise, ils sont partis sans rien prendre, si ce n’est leur fille. Ils ont presque tout perdu. Y compris 10.000 dollars en espèce car ils étaient aussi changeurs.
Les autres commerçants les plus touchés étaient résignés mais ni en colère ni désespérés. Les moins touchés devaient déménager entièrement ou partiellement pour nettoyer. Une bonne connaissance me confia 3 motos car chez moi il n’y a habituellement que 3 deux-roues, il y a donc de la place. Le matin, le propriétaire a promis qu’il ferait faire les travaux de réhabilitation dans les 2 semaines mais cela est difficile à croire. Depuis 2 ans, court une rumeur selon laquelle marché et studios d’habitation seront détruits en 2022. Enfin, les techniciens d’EDC œuvrèrent toute la journée pour rétablir le courant.
Le comble de l’histoire est qu’à 3h du matin, alors que tout était terminé, il se mit à pleuvoir ! En très fort même, puisque nous fûmes inondés jusqu’au milieu de la matinée ! Bref, ma journée fut totalement bousculée. Je ne suis pas sorti courir comme à mon habitude. Je n’ai même pas fait exercices d’étirement et de musculation. Exceptionnellement, je ne suis pas allé à la messe non plus. Je m’ai même pas regardé la retransmission du vicariat en direct sur facebook. Mais mon eucharistie fut de prendre le temps de faire le tour des voisins et connaissances pour prendre de leurs nouvelles.
Je vous recommande la lecture de ce roman auquel j’ai modestement contribué en tant que consultant. L’intrigue prend place dans le milieu des ouvrières de l’habillement de la périphérie de Phnom Penh. URIEN, Emmanuelle. Collectif Blackbone– Tome 2 – Fashion Victim. Éditions Nathan. Paris : 2020, 320 pages
Marie vient d’intégrer une école de journalisme. Elle décide d’enquêter sur les coulisses de la mode et sur les conditions de travail des ouvrières dans les usines textiles. Au cours de ses recherches, elle tombe sur un compte Instagram qui prend pour cible Yamaki, un célèbre mannequin. La top modèle vient de se suicider. Et Marie la connaît : Il s’agit de la fille adoptive de Luca Snyder, le puissant homme d’affaires, dont elle a révélé les crimes au grand public avec l’aide de Léo et Andréa. Luca Snyder est persuadé qu’ils sont responsables de la mort de sa fille. Il est prêt à tout pour se venger…
Le deuxième volet des aventures du Collectif Blackbone qui porte sur les « coulisses de la mode » Une réflexion sur les nouveaux médias, le rôle des journalistes, et les conditions d’exploitation des ouvriers dans les usines textiles.
Résumé du livre
Remerciements
Les auteures confinées tiennent à remercier, sans ordre particulier, mais de tout cour : Yann Defond, coordinateur international des jeunesses ouvrières chrétiennes à Phnom Penh, qui a répondu avec patience et précision à nos nombreuses questions, y compris en khmer ; Emmanuel Scheffer, journaliste, pour avoir fait le lien entre Toulouse et le Cambodge ; Mathias Destal et Geoffrey Livolsi de Disclose pour leur accueil et leur enthousiasme; Salomée Dubart, étudiante en journalisme ; Manon Haussy du blog Happy New Green ; Frédéric Scheiber, photographe, les lanceurs d’alerte et les veilleurs discrets du monde entier qui collectent et diffusent des informations fiables et nous permettent de garder les yeux ouverts; tous les créateurs qui tentent de réinventer une mode durable et équitable préservant la nature, mais aussi la santé et la dignité de ceux qui fabriquent nos vêtements.
Bien entendu un grand merci également aux membres de l’équipe Nathan, en particulier à nos pétillantes éditrices Mélanie et Alice, ainsi qu’à Christian et Joséphine. Merci à Nancy qui fait vivre nos romans chez les libraires et au-delà.
La confrontation à une autre culture interpelle. Elle fait se poser des questions nouvelles autant sur sa propre culture que sur celle de l’autre. C’est ce qui m’a incité à écrire dès 2009. Mon intention était de partager mes découvertes, d’initier un dialogue. La richesse des différences culturelles parlent de l’être humain. Les observer est passionnant. Mon intuition est, qu’au-delà de ma croyance en un Père créateur, tous les hommes ont une origine commune. Entre 1999 et 2018 j’ai voyagé dans de nombreux pays en privilégiant le contact direct avec les gens auxquels j’allais rendre visite. En fait j’étais à la recherche de ce qui unit les êtres humains, à la recherche du caractère universel qui se cache en fin de compte en chaque culture. C’est ce qui permet aux chrétiens d’affirmer que le Christ est l’homme universel alors que Jésus était l’homme d’une époque, d’une ethnie, d’une religion. Pour être homme il faut s’insérer dans un peuple, je n’ose pas dire s’incarner. Les missionnaires parlent de renaître dans un peuple, de redevenir enfant. En tant que chrétien j’ai été touché par le choix de vie de certains de mes aînés dans la foi comme Charles de FOUCAULD ou Madeleine DELBRÊL. Il nous rappellent que la radicalité de la vie selon l’Evangile n’est pas réservée à une élite de croyants. En écrivant je voudrais partager comment cette Mission, la vie en chrétien au milieu des ouvriers de Phnom Penh au Cambodge, me convertit.
Les fantômes ne se vengent pas de ceux qui n’ont pas peur d’eux mais les gens de pouvoir si. Ainsi, sans renier pour autant son sauveur, il faut parfois savoir être prudent, discret. Il faut savoir évaluer les risques. Il s’agit d’une contrainte de chaque instant qui pèse sur le comportement. Tout ne peut pas être exprimé publiquement et notamment par le moyen de l’écriture.
Tout début 2010, j’ai produit un clip vidéo dans lequel apparaissent deux ouvrières d’usine habitantes de notre cité : Théary et SreyMom. Il s’agissait de la parodie d’une reprise cambodgien : Want cha. Chang (ចង់) signifie vouloir et chha (ឆា) sauté (pour un plat).
Un après-midi du dernier trimestre 2009, alors qu’avec un collaborateur nous circulions à moto pour aller repérer un des lieux du tournage de mon clip de karaoké Chang chha (parodie d’I know you want me), un 4×4 me refusa la priorité. La chute en freinant pour ne pas lui rentrer dedans était inévitable. Comme moi, mon véhicule qui n’est pas assuré, s’en est sorti avec de mauvaises égratignures. L’automobiliste continua sa route malgré mes appels. Relever le numéro d’immatriculation de son auto était bien inutile. Mieux vaut se garder d’aller voir la police. Elle m’aurait certainement demandé de l’argent et puis comme un ami, fils de militaire me l’a expliqué : « Contre un puissant [Toyota Land Cruiser] on n’a aucune chance d’obtenir gain de cause. » « Combien de temps jugerez-vous sans justice, soutiendrez-vous la cause des impies ? » (Psaume 81, 2).
Il restait encore beaucoup de travail d’écriture, d’harmonisation. Il fallait ajouter des transitions. Le texte a donc de nouveau beaucoup évolué. Enfin, en 2018, il fut prêt pour la phase de relecture puis de recherche d’un éditeur. En 2020, les corrections d’un directeur éditorial permirent d’améliorer encore le manuscrit.
Un dimanche de novembre 2011 eut lieu une rencontre de jeunes travailleurs. A la fin ils se dirent qu’il fallait prendre une photo. Nous sommes sortis juste devant mon studio pour la prendre à l’extérieur puisque la lumière y est meilleure. Mais juste après, un agent de police payé par le patron de l’usine propriétaire de la cité vint me demander : « Disposes-tu de l’autorisation de prendre des photos ? As-tu l’autorisation de réunir des gens chez toi ? »
[article écrit pour le bulletin mensuel des Missions Etrangères de Paris] VIVRE EN SOLIDARITE AVEC LES OUVRIERS DU SECTEUR TEXTILE
Yann DEFOND, journaliste, ancien volontaire, ancien aspirant, ami des MEP
Aujourd’hui à Phnom Penh sept catholiques en cinq lieux différents font le choix de vivre au milieu des ouvriers (en particulier de l’habilement) au nom de leur foi en Christ. Parmi eux certains vont jusqu’à travailler à l’usine.
Avec la mission ouvrière, la joc, mais aussi individuellement, nous ne proposons aux ouvriers pas moins que le salut. C’est à dire la libération de toute entrave : mort, péché, peur, isolement, enfermement, soumission, etc. Ce salut divin nous l’accueillerons peut-être pleinement quand le Christ reviendra. Mais sans plus attendre nous pouvons dès à présent y goûter : prendre conscience de l’incommensurabilité de sa valeur propre en tant que personne ; croire en soi, en sa dignité, en ses capacités, en son avenir ; acquérir une conscience éclairée, une liberté individuelle ; devenir responsable de soi et des autres ; se soucier du bien commun ; vivre ses convictions, les exprimer ; s’épanouir ; ne plus être soumis aux pressions sociales ; ne plus redouter le jugement des autres ; sortir de toute crainte, y compris de celle de la mort…
Pour revenir sur ce phénomène majeur, la culture khmère trouve en grande partie sa source en Inde. Le Cambodge n’a jamais connu de système de castes. Cependant, il en reste des traces dans la langue et aussi malheureusement dans la mentalité collective. Cela se manifeste par une hiérarchie sociale où chacun soumet ceux qui sont en dessous de lui et est soumis à ceux qui sont au-dessus de lui. Si l’on est au sommet, on peut tout se permettre, on a aucun compte à rendre à personne. Si l’on est tout en bas, on a aucun droit, on doit en toute circonstance manifester de la déférence.
Suite à la visite orchestrée du premier ministre dans notre parc industriel, mon rédacteur en chef me demanda d’interroger une ouvrière. Sophéap ne voulait pas répondre à mes questions. Elle n’était pourtant pas obligée de dire du mal du chef du gouvernement. Et même, elle pouvait témoigner anonymement, le visage masqué et la voix modifiée. Le risque pour elle était extrêmement limité, quasiment nul. Mais « J’ai peur. »
Sophéap ne répond jamais à mes sollicitations pour tel ou tel événement. Elle refuse ce salut qu’elle entraperçoit pourtant à travers mon attention, mon choix de vie, mon rapport aux autres. C’est son droit. Elle préfère rester dans son monde étroit, dans la soumission. Ce choix m’attriste très profondément mais ne m’empêche pas de l’aimer. Pourquoi refuser la liberté tout en ayant conscience de ce qu’elle est ?
En réalité chaque être humain fait cette expérience dans sa vie. « Vois : je mets aujourd’hui devant toi la vie et le bonheur, la mort et le malheur. » (Deutéronome 30, 15). Or nous avons parfois des limites qui nous font choisir le malheur. La liberté est plus désirable mais elle peut faire peur parce qu’elle est responsabilité, risque. A peine sortie de l’esclavage « Toute la communauté des fils d’Israël murmura contre Moïse : “[…] au pays d’Egypte nous étions assis près du chaudron de viande, nous mangions du pain à satiété ! Vous nous avez fait sortir dans ce désert pour laisser mourir de faim toute cette assemblée !” » (Exode 16, 2-3). Et puis surtout, le passage de la mer rouge est effrayant, incertain. Sophéap est à l’aise dans son monde étroit parce qu’elle en connaît le moindre recoin. Le monde immense, sans mur, sans frontière, sans limite est bien plus enviable mais si elle traversait, alors durant une période, elle se retrouverait comme entièrement nue, sans cette construction mentale exiguë qui la protège.
Heureusement certains acceptent d’avancer. Sa cousine Sav, sans pour autant quitter le même enfermement, accepta un soir de me suivre. L’invitation à la projection privée d’un film presque monté avait été lancée à tous les comédiens à l’affiche. Chaque invité devait venir avec une autre personne qui puisse formuler des critiques avec un regard extérieur. Sav a une grande confiance en moi mais il fallait qu’elle accepte d’être vue dans la rue en compagnie d’un homme, qu’elle s’autorise un moment de divertissement pour elle-même, qu’elle affronte sa peur de sortir la nuit.
Et puis un petit nombre se transforme, passe de l’autre côté de la mer. Sarit a répondu à une invitation de la joc. Petit à petit il s’est mis à sourire. Il a formulé des projets. Il a entrepris une formation. Il a pris confiance en lui. Il a changé d’employeur, s’est mis à travailler de son mieux. Il a voulu s’informer de la réalité du monde, former sa conscience. Il s’est mis debout. Il a commencé à penser par lui-même en faisant preuve d’esprit critique. Il a pris l’habitude d’exprimer ses convictions. Il a pris des responsabilités. Il est devenu acteur de sa vie. Il a pris conscience de ce qu’il valait.
Il y avait donc un plan simple mais il n’était marqué par aucune division dans le texte. Asie mission le publia en dégageant des chapitres. De fait, l’organisation en trois parties, voir, juger et agir, était artificielle. Elle ne faisait pas réellement sens car certains passages intégraient en eux-mêmes ces trois éléments. J’ai donc chamboulé une seconde fois mon manuscrit en opérant des regroupements par thèmes. Certains reprenaient d’ailleurs le découpage d’Asie mission.
Concrètement dans ma cité ouvrière cela signifie passer du temps ensemble. Cette gratuité est importante, être attentif aux autres, suivre les évolutions de chacun, écouter, encourager, valoriser, soulager ; bref, partager les joies et les tristesses, relire ces relations et les porter dans la prière, les offrir à Dieu n’est pas un métier, travailler à son compte comme artiste n’a rien à voir. Il s’agit plutôt d’une vie, car l’enjeu est plus de l’ordre de l’être que du faire. Chaque personne est unique et ma proximité avec les autres habitants du parc industriel varie en fonction de chacun. Beaucoup m’invitent dans leur village d’origine pour des mariages ou fêtes diverses, pour des célébrations bouddhiques. Inversement ce sont parfois les familles de la campagne qui viennent visiter les citadins, alors nous échangeons des nouvelles. Des amitiés réciproques naissent. Le lien se construit notamment en montrant à l’autre qu’il a du prix, qu’il est important, alors que tout autour de lui, à l’usine, dans la ville, porte à penser le contraire. Lui montrer très concrètement qu’il compte est sans doute le principal dans cette option radicale des chrétiens qui vivent parmi les petits. Celui qui croit en sa dignité gagne en assurance en lui, prend sa vie en main, se met debout, devient responsable, s’épanouit, se libère. Se consacrer à cette tâche est fort exigeant car oblige à prendre en compte ses voisins dans chaque geste, bien au-delà du seul relationnel : propreté et occupation de l’espace autour de chez soi, activité et bruit en fonction des horaires de chacun, etc. Et puis cela oblige également à faire preuve d’indulgence envers ceux qui ne font pas ce choix car on s’écarte soi-même parfois de sa propre règle. En somme mes voisins œuvrent à ma conversion. Mon habitude était de balayer mon studio de l’arrière vers l’avant jusqu’à ce que Sophéap me fasse remarquer qu’à cause du vent la poussière se retrouvait chez les autres. Ce jour-là elle me fit comprendre que dans l’intérêt de tous il valait mieux passer le balai en commençant par l’avant, puisque derrière nos habitations une rigole est disposée à accueillir les balayures. Il en va ainsi du témoignage en actes. Il est l’adoption d’une façon de penser, d’une façon d’être évangélisées.
L’an dernier au sommet des monts Koulèn j’ai fait la connaissance d’un ermite. Conformément à son vœu et en référence à la tradition orientale il ne se coupe plus les cheveux, ne se rase plus en signe de consécration. Pour manifester son détachement de la matérialité il porte une toge mais blanche pour ne pas être confondu avec un bonze car il ne vit pas en communauté. Il porte autour du cou un chapelet bouddhique pour montrer ce qui est au centre de sa vie : la prière.
En fait il a été moine dans un monastère. Mais il est très indépendant. Il ne supportait pas les diverses règles et la vie de groupe. Il était très responsable et suffisamment exigeant envers lui-même. Il préférait suivre les pas de l’Eveillé en se fixant sa propre règle pour lui, sans rien imposer à personne. Il m’a rappelé quelqu’un : moi-même. Je suis incapable de vivre avec une autre personne et la vie au séminaire fut pour moi une véritable épreuve, formatrice certes, utile certes, mais pénible.
Les soucis matériels évacués, il consacrait donc sa vie à son maître dans la méditation. Des fois je me dis que le travail, la nécessité, les engagements collectifs sont des occasions de fauter, sont des attachements qui freinent ma conversion, sont des amarres qui m’empêchent de partir au large. Confiné je découvre que je prends goût à limiter les rencontres, à ne plus m’obligé à visiter telle ou telle ouvrière, à ne plus rien attendre des autres, à n’être missionnaire que pour moi-même. Pourtant, n’a-t-on pas plus de mérite à devenir saint dans le monde qu’hors du monde ? « Je ne te prie pas de les ôter du monde, mais de les préserver du mal. Ils ne sont pas du monde, comme moi je ne suis pas du monde. » (Jean 17, 16).
Un missionnaire devenu évêque disait de moi que j’étais un contemplatif dans le monde. Je me verrais bien vivre loin de tout, loin des autres, en haut de ma montagne dans le détachement matériel et la contemplation. J’aime tellement la solitude. Mais je ne le ferai pas. Mon engagement auprès des ouvriers est indéfectible. Aussi grâce à l’action catholique j’ai appris à être apôtre. Et puis même si je ne réprouve pas totalement le fait de vivre de la générosité des autres d’un point de vue moral, mon éthique personnelle me l’interdit. Je dois travailler pour gagner ma subsistance. Enfin, même si j’en tirerais beaucoup de satisfaction, je ne suis pas sûr qu’il serait bon pour moi de céder à mon penchant solitaire.
Finalement le manuscrit a donc pris forme avec trois éléments : des faits et événements, des réflexions et analyses, des notices autobiographiques. Tout était écrit sans division en chapitres. Un plan en trois parties se détachait de façon peu distincte : voir, juger, agir. En 2014 ce texte sans titre intéressa le site internet, désormais disparu, Asie Mission.
Un dimanche d’octobre, Samnang qui, en attendant de trouver du travail, était hébergé chez moi quelques jours, m’a rappelé que c’était la semaine missionnaire mondiale par ce qu’il allait me proposer ! Il avait organisé une rencontre amicale avec des fruits à partager dans le seul but qu’un groupe de filles de sa commune et moi fissions mieux connaissance. Par son intermédiaire nous nous connaissions déjà un tout petit peu puisqu’elles vivaient aussi dans la cité.