Yann DEFOND est un immigré français vivant à Phnom Penh depuis 20 ans. […] Il a choisi de partager la vie de la population ouvrière de l’habillement au Cambodge. De formation artistique, il exerce des activités de comédien, journaliste et interprète.
Et en particulier à ceux qui vivent à Phnom Penh et Ta Khmao en zone rouge et dont les usines sont fermées.
On nous parle de développement, en réalité de hausse du PIB. Certains en profitent mais qui pense à ceux qui, pour son augmentation, y laissent jour après jour un peu de leur santé ou de leur vie sociale sans voir vraiment leur labeur récompensé ? Entendre Chanty déplorer « Quand mon fils est malade je n’ai pas l’argent pour le faire soigner alors je suis obligée de m’endetter » alors qu’elle bénéficie d’un emploi à temps plein, est-ce bien normal ?
Ces notices autobiographiques modifiaient tout car, même s’il s’agissait de mon regard, mon histoire personnelle n’était pas une composante du texte. Alors j’ai finalement trouvé une solution. Je me suis interdit d’utiliser les pronoms de la première personne du singulier pour moi. Cependant cela m’obligeait à choisir des tournures alambiquées. Je me suis donc fixé pour règle de simplement éviter le « je » pour moi-même.
En rentrant de la station de radio après mon émission hebdomadaire (2010 – 2013) une nuit à 23 heures passées, le bruyant moteur de mon deux-roues japonais réveilla des ouvriers du bâtiment qui dormaient sur leur chantier, dans notre cité à même le sol sans couverture ni moustiquaire. Comment être aussi pauvre tout en ayant un emploi ? Le lendemain matin à l’heure du petit-déjeuner ils étaient déjà à l’œuvre. Plus tard au déjeuner ils me dirent : « Les moustiques nous dévorent la nuit. » Mais malgré la proposition faite aucun n’osa dormir chez moi… Le décalage est trop grand. La pauvreté évangélique ne m’habite pas encore assez pour que tous les pauvres se sentent à l’aise en ma présence. Ils osent moins venir chez moi que m’inviter chez eux.
J’ai tourné ce clip parodique dans le plus grand quartier ouvrier de Phnom Penh, la capitale du Cambodge, pour montrer quelque chose de la vie de ceux à qui le pays doit sa croissance économique.
Arabpiyan
Nous nous retrouvons, tristes, abattus. Je suis blasé, je ne veux pas embaucher. Je ne tiens pas à travailler jusqu’à tard dans la nuit. Le lundi est le jour que je déteste le plus.
Paroles traduites du khmer
Pareillement les paroles des chansons anciennes sont presque intouchables. Mieux vaut ne pas s’amuser à les transformer pour les essayer devant les caméras : Arabpiya qui devient ArabpiYann. Cela évitera au producteur de l’émission de tomber à la renverse.
Dès le début de l’expansion de l’épidémie, le Cambodge s’est retrouvé avec un cas de contamination au coronavirus, un Chinois de Sihanoukville. Heureusement il n’a contaminé personne officiellement et a guéri. L’économie du royaume est fortement dépendante de l’industrie textile (tissage, habillement, confection des chaussures et des sacs) qui représente plus de 70% de ses exportations. Or les usines de ce secteur sont majoritairement chinoises. Ainsi un certain nombre s’est retrouvé en rupture de stock de matière première car le tissu venait de Chine, pays où la production industrielle tournait au ralenti à cause de la crise sanitaire. Alors des centaines de milliers d’ouvriers se sont retrouvés au chômage technique sur une période de deux mois mais pour des durées courtes. La loi du travail mentionne que dans ce cas de figure l’employeur doit verser aux salariés concernés la moitié de leur salaire de base qui la plupart du temps correspond au salaire mensuel minimum prévu par la convention collective du secteur textile qui équivaut lui-même à 175 €.
De façon précoce des mesures très strictes avaient été prises dans les usines pour éviter tout cas de contamination : distribution de masques (en langue khmère on dit également masque, il s’agit d’un emprunt au Français) de chirurgien ou masques en tissu, lavage systématique des mains, contrôle de la température corporelle.
Malgré tout quelques nouveaux cas sont apparus dans le pays et des restrictions ont progressivement été adoptées : mesures de mise en quarantaine, fermeture partielle des frontières avec le Vietnam et la Thaïlande, nouvelles conditions à remplir pour entrer sur le territoire cambodgien, arrêt des divers championnats sportifs, fermeture de plusieurs catégories de lieux de loisir, mise en place du télétravail pour certains fonctionnaires, interdiction des rassemblements religieux, fermeture des écoles, des internats, des pensionnats, des restaurants de soirée, arrêt des transports en commun dans la capitale, fermeture des casinos, des salons de massage et apparentés, des salles de sport, etc. Et bien entendu ces décisions n’empêchaient nullement les initiatives privées variées, certains citadins se sont confinés d’eux-même. En peu de temps des secteurs économiques entiers comme le tourisme, l’éducation, l’industrie du spectacle ont été dévastés.
Pourtant depuis la mi-mars le nombre de cas de coronavirus augmente presque quotidiennement. A ce jour (16/4/20) le Cambodge recense 122 cas mais aucun décès. L’épidémie est donc contenue, certainement grâce à la coopération chinoise. Cependant un immense danger pointait : l’entrée dans la période du nouvel an du calendrier bouddhique théravada, la fête la plus populaire du pays où traditionnellement durant une semaine la population retourne dans son village natal ce qui représente le déplacement et le brassage de millions de personnes.
Dilemme pour le premier ministre, le général HUN Sèn au pouvoir depuis 35 ans : s’il avait interdit tout déplacement il aurait fait face à l’incompréhension et au mécontentement de notamment plusieurs centaines de milliers d’ouvriers du textile privés d’une des rares occasions d’aller voir leur famille ; s’il n’avait rien fait il aurait risqué de voir le coronavirus se propager amplement.
Pour préparer le terrain une loi a donc été adoptée en urgence par l’assemblé nationale dont tous les députés sont membres du parti. Cette loi d’exception prévoyait un état d’urgence avec des pouvoirs supplémentaires accordés à l’exécutif. L’état d’urgence a ainsi été proclamé. Sa première victime ne fut pas le coronavirus mais un média indépendant désormais fermé. Les festivités du nouvel an avaient été préalablement annulées. Puis une semaine avant le passage à l’année 2563 le gouvernement a supprimé les 4 jours fériés prévus en promettant de les remplacer par 5 jours ultérieurement. Les ouvriers des villes, qui sont largement les plus nombreux, n’avaient donc plus de raison de retourner à la campagne. Mais régnait une certaine incompréhension tellement cette situation était inédite. Dans une usine les travailleurs se sont mis spontanément en grève pour protester contre la suppression de leur semaine de congé.
Malheureusement les marques qui commandent le plus aux usines d’habillement du Cambodge sont européennes et états-uniennes. Or à cause de la situation économique en occident les commandes ont considérablement diminué. C’est pourquoi plus de 90 usines sur moins de 600 ont commencé à mettre leurs ouvriers au chômage technique jusqu’à nouvel ordre. Le syndicat patronal a déclaré que ces usines ne disposaient pas d’une trésorerie suffisante pour payer la moitié de leur salaire aux ouvriers pendant un, deux ou trois mois, période durant laquelle elles n’envisageaient pas d’embelli. Cette information n’est pas vérifiable étant donné le manque de transparence dans la gestion des entreprises. Ainsi des milliers et des milliers d’ouvriers sans travail se sont mis à retourner chez leurs parents.
Là dessus, le 9 avril à 17h le gouvernement a réagi précipitamment en promulguant un décret interdisant tout déplacement d’un district à un autre jusqu’au 16 avec entrée en vigueur sept heures plus tard ! Cela a engendré des situations ubuesques telles que le lendemain à midi, le décret a été assoupli. Seuls les déplacements d’une province à une autre étaient désormais interdits sauf pour aller travailler à l’usine. Mais malgré cela beaucoup restaient incrédules et tentaient tout de même de circuler, ce qui a provoqué des bouchons aux limites territoriales des provinces. Alors la police a lâché du leste.
Aujourd’hui-même (16/4/20) le propriétaire de la citée ouvrière que j’habite en a fermé les issus pour procéder à un contrôle systématique de la température des entrants. Car demain (17/4/20) les restrictions de déplacement prendront fin…
Peur, insouciance ; précipitation, lenteur ; adaptation, incrédulité, sont autant de contradictions que l’on retrouve plus ou moins dans tous les pays qui font face à la pandémie de coronavirus. Peu de peuples ou de gouvernements étaient préparés à cette crise totalement exceptionnelle. Et personne ne peut dire comment elle évoluera dans le Royaume du Cambodge.
« Alors il ouvrit leur intelligence à la compréhension des Écritures. Il leur dit : “ Ainsi est-il écrit que le Christ souffrirait, qu’il ressusciterait d’entre les morts le troisième jour, et que la conversion serait proclamée en son nom, pour le pardon des péchés, à toutes les nations “ » (Luc 24, texte d’évangile du 16/4/20). Confrontés à des événements inattendus qui bouleversent nos illusions nous perdons espoir. Nous interprétons ces événements sans saisir leur portée parce que nous manquons de hauteur. « Leurs yeux étaient empêchés de le reconnaître » (Luc 24, texte d’évangile du 15/4/20).
La catastrophe sanitaire est jusque là écartée mais le Cambodge se dirige vers une catastrophe sociale où des centaines de milliers d’ouvriers se retrouveront sans emploi. Ainsi le mieux à notre niveau est certainement de vivre l’espérance en prière et en action par des gestes concrets de compassion et de solidarité entre nous qui nous rendront plus humains.
2563 est d’ors et déjà l’année la plus longue jamais connue et nul ne sait quand elle s’achèvera…
* Selon le mythe, sept anges se succèdent à tour de rôle au service de la bénédiction de la nouvelle année.
Yann DEFOND, journaliste, membre de la mission ouvrière du vicariat apostolique de Phnom Penh
Pour organiser le manuscrit, j’ai classé les paragraphes selon un plan « voir, juger, agir ». La personne qui m’accompagnait dans l’écriture m’a alors suggéré d’ajouter des notices biographiques de façon à ce que les lecteurs comprennent mieux mon point de vue. J’étais bien embêté car cela modifiait l’orientation de départ du texte…
Cette photo pourrait être celle de la couverture
Un après-midi de début 2005 un des apprentis d’un foyer de Caritas avec lesquels nous lancions la révision de vie (méthode de réflexion sur sa vie autour d’un texte d’évangile) vint me voir là où on m’employait comme coopérant : au Centre Culturel Catholique Cambodgien. Il voulait me dire au revoir avant de partir travailler chez le voisin siamois avec un visa touristique de trois mois… Il a bien fait puisqu’il est reparti avec un nouveau testament de poche. Très vite après le terme de son voyage sa mère n’eut plus de nouvelles. Une demi-année plus tard, comme on dit en Khmer, il refit surface à Phnom Penh. Mais il était devenu difficile d’avoir une conversation avec lui… Et mon temps était venu, il me fallait retourner en France. A mon retour près de quatre ans après, sa mère me mena dans un centre de désintoxication où il séjournait depuis plusieurs années sans véritable suivi semblait-il. Le fait qu’un gardien ferme à clé le bâtiment où il faisait la sieste avec ses camarades, le barbelé tout en haut les murs d’enceinte, faisait plus penser à une prison qu’à un centre de désintoxication.
Les 10 ans, jour pour jour, de mon arrivée au Cambodge fêtés avec de jeunes travailleurs dans le studio jaune de la cité aux toits bleus.
10 ans au Cambodge
Dix ans après son approbation jour pour jour, lors de la fête organisée pour marquer cet anniversaire, une voisine me fit une révélation. « Quand tu es arrivé, la police m’a demandé de collecter un maximum d’informations sur toi parce qu’elle te soupçonnait d’être un trafiquant de drogue. » Elle aurait évidemment été moins coopérative si la police lui avait expliqué qu’elle soupçonnait le locataire du studio adjacent au sien d’être un ami des ouvriers. Ainsi les premiers mois on me suivait, on m’espionnait, on enquêtait sur moi.
La Jeunesse Ouvrière Chrétienne lança un concours de dessin. Le dessin gagnant est intitulé Travailleurs ensemble. Il représente un ouvrier et une ouvrière avec derrière eux une employée et un professionnel du secteur médical. Ils sont surmontés par un portique de style khmer et l’universalité est symbolisée par le globe terrestre.
Travailleurs ensemble
Les salaires sont extrêmement bas : le minimum garanti équivaut à 160 € par mois soit moins que le minimum vital. Pour cette raison les conditions de vie sont pénibles comme en témoigne Sophéap : « J’ai dû emprunter 20.000 riels [4 €] pour acheter une simple paire de chaussures…» Ainsi l’éditorialiste du Phnom Penh Post Ken Silverstein a pu écrire : « Les emplois dans l’industrie textile au Cambodge ne sont pas un ascenseur permettant de sortir de la pauvreté. Peu d’entre elles ont l’opportunité d’évoluer dans leur carrière, que ce soit dans l’industrie du vêtement ou à l’extérieur. » A part dans l’infime minorité d’usines qui offrent un service de garderie, ceux qui ont des enfants ne peuvent pas payer de crèche ou de nourrice pour les faire garder et doivent choisir entre enfants et travail. Et puis les Contrats à Durée Déterminée sont de plus en plus nombreux ce qui prive les travailleurs de leurs droits les plus élémentaires.
La visite de la coordinatrice des Jeunesses Ouvrières Chrétiennes de la zone Asie, la Coréenne Séraphine, est l’occasion d’échanges et partages uniques pour les membres du mouvement et les voisines de la cité.
Visite CIJOCVisite CIJOC
Alors que mes voisines peuvent tout juste espérer gagner l’équivalent de 200 € par mois avec toutes les primes et le maximum d’heures supplémentaires, mon élève de Français dont la mère est vice-gouverneur de la banque du Cambodge et le père conseiller du gouvernement se plaignait de ne pas avoir plus de 90 € d’argent de poche par mois ce qui était déjà largement au delà du salaire minimum conventionnel dans l’habillement à l’époque.
Des sœurs salésiennes envoient leurs élèves donner des cours d’alphabétisation à des ouvrières de la cité la moitié de l’année les dimanches.
AlphabétisationAlphabétisation
A l’office personne ne trouve la clé du ក-47 (le ក [kɒ:] est la première lettre de l’alphabet khmer et désigne ici l’allée). Par chance les volets sont restés ouverts alors avec Sophéap et son amie ouvrière d’une usine d’habillement comme elle, nous regardons à l’intérieur. Quoi qu’il en soit toutes les habitations de la cité sont identiques. La saleté imprègne les murs. Qu’à cela ne tienne, mon père était peintre en bâtiment alors, refaire toute la peinture ne m’effraie guère. « Dès que vous paierez la caution nous retrouverons les clés. »
En visite au Cambodge pour former leurs homologues, des responsables de la Jeunesse Ouvrière Chrétienne des Philippines sont passés dans la cité aux toits bleus. Comme il est de coutume quand on arrive de loin, ils visitèrent les voisins en leur offrant un petit quelque chose.
Visite des voisinsGE DIGITAL CAMERA
Tout cela est peut-être dommage, excessif. Mais en Occident, qu’a-t-on fait des relations interpersonnelles ? Regards qui refusent de se croiser dans le métro ou l’ascenseur, relations avec certains organismes exclusivement par téléphone ou internet avec un numéro d’abonné ou d’assuré, paroles lancées qui se moquent bien de la façon dont elles seront réceptionnées, brouilles incessantes pour des broutilles… Quand on rentre de voyage a-t-on quelque chose à offrir à ses plus proches voisins ? Quand on sort à manger dans un lieu public, partage-t-on avec les personnes autour de soi ? Qui se préoccupe du lien social ? N’est-on pas dans un excès là encore, mais inverse ?
Mes voisins réunis le 2 septembre 2013 à l’occasion des 10 ans de mon arrivée au Cambodge. Au départ je ne devais passer que 2 ans dans ce pays d’Asie du sud-est mais l’appel de Dieu m’a convaincu d’y rester à vie.
10 ans au Cambodge10 ans au Cambodge10 ans au Cambodge
5 juillet 2009, retour dans cette cité ouvrière enfermée entre quatre murs, un peu comme la palissade du village d’Astérix. Une visite quatre ans plus tôt m’avait marqué : « Pour des habitations destinées à des travailleurs, c’est assez spacieux. » Nous sommes un dimanche et ce n’est sans doute pas un hasard ; sur huit cent quarante-cinq studios, un seul est disponible. Non pas deux, cinq ou dix ; un seul. « Il vous précède en Galilée » (Matthieu 28, 10). D’habitude les co-locataires se renouvellent sans cesse. Ils se relaient, ce qui a pour effet de ne jamais laisser de location libre.
Quelques habitants de la cité originaires de la province de Prey Vèng ont posé pour le festival des jeunes travailleurs organisé par la mission ouvrière du vicariat apostolique de Phnom Penh.
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Et pour terminer 2010, la fête de la Nativité de cette année-là restera particulière : deux jours dans un village de la province de Prey Vèng pour le mariage du frère de Sophéap. Autour de la cérémonie, comme à chaque fois, c’est partage de la vie simple des gens ordinaires, nuits sur des nattes et douche au puits. Il n’y avait pas d’église catholique dans ce district de Kâmchay Méa, donc pas non plus de veillée. De retour à Phnom Penh le matin de Noël, Sophéap, m’invite à une fondue chez elle le soir. Surprise ! alors que les feuilles de salade, de choux, les morceaux de viandes, les champignons, le vermicelle, etc. prenaient leur bain d’eau bouillante, un de ses amis également invité arriva. Il habitait dans l’immeuble neuf de trois étages, évidemment au toit bleu, construit juste au sud de ma cité. Mon propriétaire m’avait d’ailleurs invité à déménager là-bas pensant trouver les bons arguments pour m’éloigner des ouvriers. Ce bâtiment accueille principalement des cadres étrangers, principalement chinois, des usines du quartier dans des studios à occuper à deux avec loggia mais sans cuisine. Notre nouvel ami Jeffry travaillait dans le parc industriel au contrôle qualité d’une usine de chaussures coréenne ! Il était Indonésien et catholique. Le matin il était allé à l’église Saint Joseph à tout hasard pour la première fois. Et le curé lui avait indiqué que la messe était passée… Il vivait au Cambodge depuis six mois. Le lendemain, un dimanche nous partîmes à la messe ensemble.