Yann DEFOND est un immigré français vivant à Phnom Penh depuis 20 ans. […] Il a choisi de partager la vie de la population ouvrière de l’habillement au Cambodge. De formation artistique, il exerce des activités de comédien, journaliste et interprète.
Auteur/autrice :Yann D
Le choix de Yann DEFOND pour la vie en tant que fils d’ouvrier et chrétien est de partager l’existence des travailleurs qui habitent le plus grand quartier ouvrier du Cambodge en solidarité. Il a d’ailleurs lui-même travaillé en usine, dans l’industrie graphique, en France, son pays natal.
Son témoignage en cours d'écriture relate donc ce qu’il peut observer auprès des jeunes femmes qui cousent jour après jour bon nombre des vêtements que portent les européens. Quelques réflexions et autres notices autobiographiques agrémentent ce texte dans lequel il évite humblement d’employer le pronom personnel sujet de la première personne du singulier pour parler de lui.
Quelques ouvriers ont des enfants. Comme leur salaire ne leur permet pas de faire garder leur progéniture pendant qu’ils sont à l’usine, ils les confient le plus souvent à leurs parents. Seul un très petit nombre de travailleurs habitant la cité vit avec ses enfants.
Les salaires sont extrêmement bas : le minimum garanti équivaut à 160 € par mois soit moins que le minimum vital. Pour cette raison les conditions de vie sont pénibles comme en témoigne Sophéap : « J’ai dû emprunter 20.000 riels [4 €] pour acheter une simple paire de chaussures…» Ainsi l’éditorialiste du Phnom Penh Post Ken SILVERSTEIN a pu écrire : « Les emplois dans l’industrie textile au Cambodge ne sont pas un ascenseur permettant de sortir de la pauvreté. Peu d’entre elles ont l’opportunité d’évoluer dans leur carrière, que ce soit dans l’industrie du vêtement ou à l’extérieur. » A part dans l’infime minorité d’usines qui offrent un service de garderie, ceux qui ont des enfants ne peuvent pas payer de crèche ou de nourrice pour les faire garder et doivent choisir entre enfants et travail. Et puis les Contrats à Durée Déterminée sont de plus en plus nombreux ce qui prive les travailleurs de leurs droits les plus élémentaires.
La photo qui m’attira les foudres du propriétaire autoritaire de la cité. Cette simple photographie m’aurait valu l’expulsion de la cité sans une intervention divine inattendue. Ces ouvriers étaient des membres de la Jeunesse Ouvrière Chrétienne.
Un dimanche de novembre 2011 eut lieu une rencontre de jeunes travailleurs. A la fin ils se dirent qu’il fallait prendre une photo. Nous sommes sortis juste devant mon studio pour la prendre à l’extérieur puisque la lumière y est meilleure. Mais juste après, un agent de police payé par le patron de l’usine propriétaire de la cité vint me demander : « Disposes-tu de l’autorisation de prendre des photos ? As-tu l’autorisation de réunir des gens chez toi ? »
La grande majorité des habitants va déposer ses ordures ménagères dans la benne prévue à cette effet placée au centre de la cité. Le coût de la collecte est pris en charge par les locataires : moins d’un euro par mois et par studio.
Le quartier très industriel de Chaomchao est situé dans le sud-ouest de Phnom Penh. C’est lui qui, dès 1997, accueillit les premières usines d’habillement du Cambodge. A l’heure actuelle y travaillent certainement des centaines de milliers d’ouvriers, ce qui est considérable à l’échelle du pays. Et sa population augmente sans cesse à mesure que de nouvelles usines ouvrent leurs portes. Les rizières reculent, les buffles s’approchent de moins en moins près. Seules quelques vaches bossues se réjouissent de l’avancée de la ville puisqu’elles y dénichent des ordures à l’odeur alléchante.
Un nouveau marché ayant été bâti l’ancien fut converti en logements pour que de nouveaux ouvriers s’installent. Le nombre de studio atteint donc 845, ce qui fait de cette cité ouvrière la plus grande du pays.
Il s’agit donc d’une pratique d’un autre âge. Et pourtant on a bien vu dans notre cité la police placer à la vue de tous une jeune femme accusée de vol puis lui faire faire le tour du marché avec tintamarre et carton noué autour du cou sur lequel on pouvait lire « ចោរ » [cao:], c’est à dire voleuse, en dessous de son nom.
Installation du nouveau marché de la cité. Un parc industriel qui accueille des logements pour ouvriers doit nécessairement fournir également l’accès à un marché.
Pourtant cette cité bâtie de plain pied d’à minima quatre mille personnes dispose d’un gardien à chacune des trois portes qui donnent sur la rue. Deux autres offrent un accès direct à des usines d’habillement. Et enfin les deux dernières portes ouvrent directement sur le marché. Le propriétaire n’est autre que celui de l’usine de métallurgie de transformation adjacente dont le personnel assura lui-même la construction des studios grâce aux matériaux produits en interne : poutres métalliques, tôle, portes, volets, grilles, escaliers.
La cité est régulièrement inondée durant la mousson. Les studios sont construits de plain pied et régulièrement en saison des pluies nous sommes inondés parce que les canalisations sont obstruées par les ordures. Cependant les voisins gardent le sourire.
Pendant la mousson nous sommes inondés de plusieurs centimètres cinq ou six fois durant quelques heures. Dans ces cas-là le bon esprit de mes voisins m’étonne toujours. Loin de se plaindre, surtout qu’ils sont presque une dizaine de personnes dans les logements contigus au mien, ils rient de la situation en déménageant toutes leurs affaires en haut.
Quand c’est la saison, quelques vendeurs à bicyclette proposent du jus de palmier à sucre frais (doux) et fermenté (acide) au gobelet.
Vendeur de jus de palmeVendeur de jus de palme
La cause du taux si élevé d’alcoolisme au Cambodge trouve sans doute ses origines dans les rapports interpersonnels. Généralement il est mal considéré de sortir de chez soi sans son masque, de trop montrer ses émotions, ses désirs… Du coup l’alcool devient un exutoire, une soupape de sécurité ; en fait, un moyen de se sentir au-dessus de règles du jeu social jugées oppressantes, un moyen donc de se croire libéré, un moyen de se croire être soi-même, un moyen de substitution face à son manque de courage, un moyen de fuir la réalité évidemment, un moyen de se fuir soi-même. « Ne bois-tu pas ? Mais comment peux-tu t’amuser ? »
Une activité commerciale se développe autour de la masse des ouvriers. Cette dame marchait plusieurs kilomètres par jour pour vendre sa production.
Vendeuse de pâtisseriesPâtisseries
Pourtant cette cité bâtie de plain pied d’à minima quatre mille habitants dispose d’un gardien à chacune des trois portes qui donnent sur la rue. Deux autres offrent un accès direct à des usines d’habillement. Et enfin les deux dernières portes ouvrent directement sur le marché. Le propriétaire n’est autre que celui de l’usine de métallurgie de transformation adjacente dont le personnel assura lui-même la construction des studios grâce aux matériaux produits en interne : poutres métalliques, tôle, portes, volets, grilles, escaliers.
J’ai donc commencé à collecter des textes éparses écrits à différents interlocuteurs. J’ai aussi, bien entendu, continué à écrire en développant ainsi le corpus. Au bout d’un ou deux an un manuscrit prenait forme. Cependant, il était composé de paragraphes disparates sans lien entre eux.
Pause déjeunerPause déjeunerPause déjeuner
Vivre dans une cité ouvrière d’Asie du sud-est c’est entendre les pas des ouvrières sur la dalle de béton devant chez soi à heures fixes. L’arrière de leurs tongs s’use très vite car elles marchent sans les faire claquer sur le talon. Habiter ici c’est vivre au rythme des usines d’habillement même sans jamais y mettre les pieds. Cet inconvénient, qui fait une grande différence, induit la nécessité de se laisser adopter.
Les averses sont autant d’occasions de se rafraichir.
Khon, voisineSreyAun, voisinePluie de mousson
L’altérité est inscrite au plus profond de l’humain, jusque dans son corps. Sauf cas rares, nous sommes hommes ou femmes. Selon les cultures ce rapport est vécu différemment. Malheureusement l’homme est maître dans l’art de transformer différences en inégalités. Dans la culture khmère, bien qu’inégalitaires, les relations entre hommes et femmes sont intéressantes. Les règles du jeu sont clairement établies. Du coup, du moment où l’on ne va pas au delà des garde-fous, on est plus libre. Dans un contexte ordinaire, une femme peut dire à un homme qu’il lui plaît sans risque. Alors que dans la culture latine, un tel aveu est difficile à gérer car étant donné que les limites ne sont pas claires on est toujours dans des sous-entendus.
La préface du livre est signée du Père François PONCHAUD, prêtre franco-cambodgien des Missions Etrangères, auteur de nombreux ouvrages sur le Cambodge dont Cambodge année zéro. Julliard. 1977.
Il pourrait ressembler à ça
Que faire pour la transformation spirituelle, ou la transformation tout court, du Cambodge, quand on n’est ni prêtre, ni religieux, mais simplement travailleur chrétien ? Yann Defond nous aide profondément à envisager le Christ pauvre, méprisé, vivant au milieu des travailleurs et des travailleuses cambodgiennes. Il invite toute personne à devenir un être digne, libre, fils et fille de Dieu. Yann ne prêche pas, mais vit avec, employé lui-même dans divers métiers, mais en symbiose avec ceux qui l’embauchent ou ceux qu’il embauche. Depuis que je l’ai reçu au Cambodge, en 2003, l’auteur de ce livre a beaucoup analysé la société et la mentalité khmères, et a découvert une partie de ce qui l’enferme : la domination du pouvoir quel qu’il soit, la peur, la soumission aux traditions, aux Anciens, au qu’en-dira-t-on, au mensonge, à la corruption, à la censure… Dans cette société fondamentalement injuste, les forts, les puissants ont toujours raison, les pauvres ont toujours tort. Yann nous rappelle que nous ne sommes pas au service des gens de pouvoir, mais bien de la dignité des hommes et des femmes que nous sommes. C’est une libération encore plus intime et plus profonde que celles de la répression des décennies précédentes, car elle touche le coeur des êtres. Rien dans la formation intellectuelle ou spirituelle passée n’a préparé une telle révolution des esprits et des coeurs.
La lecture de cette ouvrage est rafraîchissante : elle nous aide à voir avec un autre regard ce monde des cités, cette exploitation des pauvres sans recours. Yann aurait pu crier, élever la voix contre tel ou tel dirigeant d’usine, ou dirigeant politique, mais il as préféré une analyse froide, non dépourvue de critiques cinglantes contre les autorités, et contre les pays qui profitent de l’exploitation des pauvres et des injustices sur le plan international.
Yann rejoint par ce livre cette immense aspiration à la justice poussée par le monde des pauvres. Un peu partout, à travers le monde, les libérateurs ont imposé une indépendance politique, le plus souvent au profit d’un petit nombre de gens placés aux postes de commande. La révolution mondiale aura lieu quand tout le monde sentira que le fruit du travail est pour tous et que nous sommes au service des uns des autres.
On se sent honteux de vivre en dehors de la société des pauvres. La Bonne nouvelle n’a jamais été une idéologie, mais avant tout une expérience vécue et une conviction intérieure qui transforme le monde. Yann nous détache de toute forme d’adhésion au Christ éthéré, et nous tourne vers un Christ vivant, humble, travaillant et souffrant, loin de cette Eglise parfois si lointaine… « Le Christ est venu vivre au milieu de nous pour nous montrer de façon radicale l’amour de Dieu pour les petits. »
Avant d’entrer dans son studio, une habitation, un lieu de culte ou autre, on quitte ses chaussures.
Tongs
Le soir venu le voilà qui débarque avec un de ses hommes armé d’un AK47 hérité des soviétiques qui entra chez moi sans quitter ses chaussures, ce qui est inconvenant. Et l’agent de police en civil de la cité lui fit son rapport en utilisant, pour parler de moi, un pronom particulièrement irrespectueux. A l’intérieur la fureur bouillait en moi à cause de leur méthode d’intimidation mais comme ces gens-là ont tous les pouvoirs il ne fallait rien laisser paraître.