Yann DEFOND est un immigré français vivant à Phnom Penh depuis 20 ans. […] Il a choisi de partager la vie de la population ouvrière de l’habillement au Cambodge. De formation artistique, il exerce des activités de comédien, journaliste et interprète.
Des sœurs salésiennes envoient leurs élèves donner des cours d’alphabétisation à des ouvrières de la cité la moitié de l’année les dimanches.
A l’office personne ne trouve la clé du ក-47 (le ក [kɒ:] est la première lettre de l’alphabet khmer et désigne ici l’allée). Par chance les volets sont restés ouverts alors avec Sophéap et son amie ouvrière d’une usine d’habillement comme elle, nous regardons à l’intérieur. Quoi qu’il en soit toutes les habitations de la cité sont identiques. La saleté imprègne les murs. Qu’à cela ne tienne, mon père était peintre en bâtiment alors, refaire toute la peinture ne m’effraie guère. « Dès que vous paierez la caution nous retrouverons les clés. »
En visite au Cambodge pour former leurs homologues, des responsables de la Jeunesse Ouvrière Chrétienne des Philippines sont passés dans la cité aux toits bleus. Comme il est de coutume quand on arrive de loin, ils visitèrent les voisins en leur offrant un petit quelque chose.
Tout cela est peut-être dommage, excessif. Mais en Occident, qu’a-t-on fait des relations interpersonnelles ? Regards qui refusent de se croiser dans le métro ou l’ascenseur, relations avec certains organismes exclusivement par téléphone ou internet avec un numéro d’abonné ou d’assuré, paroles lancées qui se moquent bien de la façon dont elles seront réceptionnées, brouilles incessantes pour des broutilles… Quand on rentre de voyage a-t-on quelque chose à offrir à ses plus proches voisins ? Quand on sort à manger dans un lieu public, partage-t-on avec les personnes autour de soi ? Qui se préoccupe du lien social ? N’est-on pas dans un excès là encore, mais inverse ?
Mes voisins réunis le 2 septembre 2013 à l’occasion des 10 ans de mon arrivée au Cambodge. Au départ je ne devais passer que 2 ans dans ce pays d’Asie du sud-est mais l’appel de Dieu m’a convaincu d’y rester à vie.
5 juillet 2009, retour dans cette cité ouvrière enfermée entre quatre murs, un peu comme la palissade du village d’Astérix. Une visite quatre ans plus tôt m’avait marqué : « Pour des habitations destinées à des travailleurs, c’est assez spacieux. » Nous sommes un dimanche et ce n’est sans doute pas un hasard ; sur huit cent quarante-cinq studios, un seul est disponible. Non pas deux, cinq ou dix ; un seul. « Il vous précède en Galilée » (Matthieu 28, 10). D’habitude les co-locataires se renouvellent sans cesse. Ils se relaient, ce qui a pour effet de ne jamais laisser de location libre.
Quelques habitants de la cité originaires de la province de Prey Vèng ont posé pour le festival des jeunes travailleurs organisé par la mission ouvrière du vicariat apostolique de Phnom Penh.
PosePosePose
Et pour terminer 2010, la fête de la Nativité de cette année-là restera particulière : deux jours dans un village de la province de Prey Vèng pour le mariage du frère de Sophéap. Autour de la cérémonie, comme à chaque fois, c’est partage de la vie simple des gens ordinaires, nuits sur des nattes et douche au puits. Il n’y avait pas d’église catholique dans ce district de Kâmchay Méa, donc pas non plus de veillée. De retour à Phnom Penh le matin de Noël, Sophéap, m’invite à une fondue chez elle le soir. Surprise ! alors que les feuilles de salade, de choux, les morceaux de viandes, les champignons, le vermicelle, etc. prenaient leur bain d’eau bouillante, un de ses amis également invité arriva. Il habitait dans l’immeuble neuf de trois étages, évidemment au toit bleu, construit juste au sud de ma cité. Mon propriétaire m’avait d’ailleurs invité à déménager là-bas pensant trouver les bons arguments pour m’éloigner des ouvriers. Ce bâtiment accueille principalement des cadres étrangers, principalement chinois, des usines du quartier dans des studios à occuper à deux avec loggia mais sans cuisine. Notre nouvel ami Jeffry travaillait dans le parc industriel au contrôle qualité d’une usine de chaussures coréenne ! Il était Indonésien et catholique. Le matin il était allé à l’église Saint Joseph à tout hasard pour la première fois. Et le curé lui avait indiqué que la messe était passée… Il vivait au Cambodge depuis six mois. Le lendemain, un dimanche nous partîmes à la messe ensemble.
Derrière une grande usine dans laquelle œuvrent des milliers d’ouvriers de jour comme de nuit, le dernier terrain vague disponible dans le parc industriel est en train d’être aménagé. Il accueillera une chaussée, un dépôt, un village d’exposition et un centre commercial.
Terrain vague
Le quartier très industriel de Chaomchao est situé dans le sud-ouest de Phnom Penh. C’est lui qui, dès 1997, accueillit les premières usines d’habillement du Cambodge. A l’heure actuelle y travaillent certainement des centaines de milliers d’ouvriers, ce qui est considérable à l’échelle du pays. Et sa population augmente sans cesse à mesure que de nouvelles usines ouvrent leurs portes. Les rizières reculent, les buffles s’approchent de moins en moins près. Seules quelques vaches bossues se réjouissent de l’avancée de la ville puisqu’elles y dénichent des ordures à l’odeur alléchante.
La cité aux toits bleus est encastrée dans un parc industriel. La plupart de ceux qui y vivent travaille dans les usines placées autour.
Parc industrielParc industriel
Vivre dans une cité ouvrière d’Asie du sud-est c’est entendre les pas des ouvrières sur la dalle de béton devant chez soi à heures fixes. L’arrière de leurs tongs s’use très vite car elles marchent sans les faire claquer sur le talon. Habiter ici c’est vivre au rythme des usines d’habillement même sans jamais y mettre les pieds. Cet inconvénient, qui fait une grande différence, induit la nécessité de se laisser adopter.
Première rencontre de la Jeunesse Ouvrière Chrétienne dans la cité. Ce mouvement était constitué au départ de quelques jeunes travailleuses catholiques soucieuses de donner sens à leur vie, à leur labeur.
Rencontre JOC
En revenant à Phnom Penh en 2009 après 4 ans d’absence, il était tentant de croire qu’après avoir pris une année pour voir, observer, écouter, nous allions pouvoir faire démarrer ou redémarrer des équipes de relecture de vie de jeunes travailleurs avec quelques intéressés comme à l’époque de ma coopération dès fin 2003. Cette démarche vécue lors de rencontres régulières permet de mieux saisir l’importance, la valeur de sa vie, de la vivre plus intensément, en en savourant chaque instant, en y étant toujours plus présent. Ainsi ceux qui jouent le jeu prennent plus de responsabilités dans leur vie, en deviennent acteurs.
Il fut un temps où les travailleurs pouvaient défiler… Aujourd’hui beaucoup n’ont plus d’emploi à cause de la pandémie de coronavirus.
Fête des travailleursFête des travailleursFête des travailleurs
C’est pourquoi dans un monde globalisé on ne peut faire l’économie de règles communes qui garantissent un minimum de justice pour les faibles. Une confédération syndicale internationale existe. Les syndicats libres des pays de l’association des nations du Sud-Est asiatique pourraient se regrouper à l’image des nations de la sous-région pour revendiquer un salaire minimum commun indexé au coût de la vie dans chaque Etat membre. Mais leur peu de moyens fait presque rire quand on voit ces députés d’opposition attendre qu’on leur donne la parole un dimanche de fête des travailleurs en cuisant sous un soleil brûlant, comme tout le monde cela dit. Personne n’a pu leur donner ne serait-ce qu’une ombrelle avant qu’ils ne montassent dans la benne d’un vieux camion de chantier transformé en estrade pour l’occasion.
De jeunes travailleurs s’organisent et lancent le mouvement de la Jeunesse Ouvrière Chrétienne.
Ils prennent leur vie en mainIls prennent leur vie en main
Avec la mission ouvrière, la Jeunesse Ouvrière Chrétienne, mais aussi individuellement, nous ne proposons aux ouvriers pas moins que le salut. C’est à dire la libération de toute entrave : mort, péché, peur, isolement, enfermement, soumission, etc. Ce salut divin nous l’accueillerons peut-être pleinement quand le Christ reviendra. Mais sans plus attendre nous pouvons dès à présent y goûter : prendre conscience de l’incommensurabilité de sa valeur propre en tant que personne ; croire en soi, en sa dignité, en ses capacités, en son avenir ; acquérir une conscience éclairée, une liberté individuelle ; devenir responsable de soi et des autres ; se soucier du bien commun ; vivre ses convictions, les exprimer ; s’épanouir ; ne plus être soumis aux pressions sociales ; ne plus redouter le jugement des autres ; sortir de toute crainte, y compris de celle de la mort…
Des ouvrières veillent sur le stock de leur usine de peur qu’il ne disparaisse alors que leur dernier salaire n’a pas été versé.
Elles veillent sur le stockElles veillent sur le stock
Vers deux heures du matin le sommeil ne faisait plus effet. Ma bicyclette m’emmena avec des bouteilles d’eau et des biscuits jusque devant l’usine au toit rouge nommée ainsi en raison de sa particularité. Dans les alentours du parc industriel Vattanac, du nom d’une banque locale, tous les toits sont bleus, sauf un. Et puis les ouvriers ne connaissent pas toujours le nom de leur usine, soit parce qu’il n’est indiqué nulle part, soit parce qu’il est écrit en Chinois ou en caractères latins. Il faut bien trouver quelque chose pour désigner le lieu où l’on travaille… L’atmosphère s’était nettement refroidie malgré les feux allumés à gauche à droite. Le réconfort apporté aux veilleurs fut apprécié. Ils étaient harcelés par de fort nombreux moustiques. Certains étaient enroulés dans des couvertures et essayaient péniblement de dormir un peu sur les étals vides des commerçants qui fournissent, au bord de la chaussée, devant les usines, à ceux qui en sortent, ce dont ils ont besoin. Devant le portail arrière de l’usine ils étaient encore plus nombreux. Certains trouvaient la force de jouer à des jeux de plein-air, qui habituellement se jouent exclusivement durant la période du nouvel an soit mi-avril, bien que cette coutume ancestrale ait tendance à disparaître sans que personne ne puisse dire pourquoi.
Il existait un parc. C’était l’unique lieu de détente en plein-air pour les ouvriers du quartier. Il était situé derrière les usines du parc industriel Canadia. Le dimanche en particulier c’était l’occasion de partager du temps différemment entre voisins. Pour une somme modique on pouvait changer d’air. Les loisirs sont si rares.
SortieSortie
Quelque soit la latitude, dans les milieux populaires, on se contente souvent de choses peu sophistiquées. Un dimanche Sophéap et ses voisines m’annoncèrent avec fierté que ce jour-là le grand frère d’une d’entre elles les emmenait se promener. Quand nous nous sommes revus le lendemain elles étaient euphoriques : « Yann ! hier mon grand frère nous a emmenées au marché de Tuol Tompoung et au marché de Dæm Ko (kapokier). Ça restera une journée inoubliable ! » Elles n’avaient rien acheté. Elles étaient simplement folles de joie d’avoir vu la ville et donc d’avoir pu sortir de notre parc industriel. Ça montre bien qu’à l’intérieur beaucoup vivent comme dans une prison. D’ailleurs nous sommes surveillés par la police. Une fois mon oreille discrète entendit : « Il a de la chance d’avoir une moto. Il peut aller où il veut… »