Hier, l’Église célébrait la solennité de la naissance de saint Jean le Baptiste, mon saint patron. Ce même jour, je suis allé rendre visite à 2 ouvrières de ma cité que je connais depuis une dizaine d’années. Malheureusement elles avaient rendu leur studio depuis 2 ou 3 semaines. L’une s’était mariée. Ce n’est pas la première fois qu’une ouvrière de mon entourage disparaît sans rien dire. J’avoue être vexé pourtant je sais bien que cela n’a rien à voir avec moi. C’est simplement que les mœurs locales n’obligent pas à dire au revoir aux gens qu’on aime. Ça n’enlève rien à ce qui a été vécu. Dans ce contexte, même si l’on a construit des liens avec une personne que l’on est amené à côtoyer régulièrement par la force des choses on ne cherche pas à entretenir la relation quand on n’est plus amené à la côtoyer. Il faut dire que globalement, les Cambodgiens ont une culture plus passive qu’active.
Cela fait un an, qu’avec ces deux ouvrières et d’autres, nous avons dû quitter notre cité aux toits bleus parce que le propriétaire voulait faire détruire notre allée. Nous nous sommes installés dans une autre cité à proximité. L’heure d’un premier bilan est venue. Dans l’autre cité, nous vivions chacun dans des studios de plain-pied séparés mais un peu comme une communauté. Nous étions très proches les uns des autres. Nous étions comme des familiers. Immédiatement, nous nous adressions les uns aux autres en employant nos prénoms. Ceci équivaut en français à un tutoiement. Les enfants m’appelaient ton ton Yan. Avec la plupart, nous entretenions une réelle réciprocité relationnelle. Cela n’est absolument pas le cas dans notre nouvelle cité. Je connais un certains nombres de voisins depuis longtemps. Ils me sollicitent très peu ; moins qu’avant le déménagement. Les relations entre occupants de la cité sont bonnes. Nous nous parlons. Nous échangeons. Mais les voisins s’adressent à moi en me disant បង. Ceci équivaut en français à un vouvoiement avec le prénom en apostrophe. Les enfants m’appellent grand-père français (homme de type européen bien plus âgée). Chacun vit sa vie sans en informer les autres. Les invitations collectives sont rares désormais. Même quand un lien relationnel est établi, c’est presque à chaque fois moi qui vais vers.
La typologie du quartier change. Il a été décidé depuis de nombreuses années de faire transiter la zone dans laquelle j’habite. Du plus grand quartier ouvrier du pays, elle doit devenir résidentielle et commerciale. Ainsi régulièrement des usines ferment pour s’éparpiller à la campagne le long des routes nationales. La moyenne d’âge des ouvriers augmente peu à peu mais pas autant que mon âge à moi. Ils étaient presque tous célibataires il y à quelques années mais petit à petit, on observe de plus en plus de couples d’ouvriers avec enfant. Quand on vit en famille, on est peut-être moins tourné vers l’extérieur. Auparavant, des ouvrières répondaient à mes invitations. Ce n’était pas régulier mais certaines venaient se confier à moi. Elles avaient semble-t-il une attente vis-à-vis de moi. Elles m’appréciaient certainement parce qu’elles voyaient en moi quelqu’un de sûr, de solide et un homme de confiance. Petit à petit, les voisins que je connais depuis longtemps sont de moins en moins nombreux et de moins en moins en attente vis-à-vis de moi. Il y a bien le couple mandataire du propriétaire qui gère la cité ; il est régulièrement dans le tourment et se tourne vers moi. Les deux conjoints me voient comme un appui mais cette position me gène car je suis locataire et il y a donc un loyer dont je dois m’acquitter mensuellement entre nous. De façon générale, depuis la fin de la pandémie de coronavirus, j’ai l’impression que chacun vit plus pour soi ou pour sa famille exclusivement. Je le sens d’ailleurs en moi-même : je recherche le calme. Je suis moins porté, je le crains, à de me donner aux autres comme avant. En tout état de cause, je suis moins prompt à en accepter toutes les conséquences.
Il y a 20 ans, quand la Jeunesse Ouvrière Chrétienne du Cambodge est née, il y avait toujours du monde à la moindre activité alors qu’il y avait très peu d’argent pour les organiser. Aujourd’hui, l’argent est là mais plus les jeunes travailleurs. Auparavant, ils se contentaient de peu et aimaient se réunir. Aujourd’hui leurs goûts sont plus sophistiqués et ils sont plus en recherche de satisfaction immédiate. Ils sont plus mobiles, les sorties organisées les attirent moins. Durant des années, le gouvernement a ingénument sapé toute initiative collective visant à rassembler. Dorénavant plus aucun espoir collectif de paix et de liberté ne solidarise le peuple qui s’est résigné. Les autres organismes ouvriers ou engagés auprès des ouvriers, dans l’Église ou en dehors de l’Église rencontrent les mêmes difficultés tant et si bien que beaucoup ont renoncé. Avant la pandémie, nous étions cinq catholiques à vivres en solidarité avec les ouvriers au nom du Christ à Phnom Penh pour ne pas dire dans tout le pays. Il ne reste plus que moi. Après 15 années de présence que je juge, au risque de me tromper, relativement fructueuses, je fais l’expérience à présent d’une réelle aridité dans la mission.
Avant-hier, une femme travaillant à l’usine s’est installée dans un studio presque en face du mien. Nous nous étions déjà rencontrés l’an dernier grâce à une connaissance commune. C’est elle qui a fait la démarche de venir me voir. Avec les voisins qui étaient là avant mon arrivée, je construis des liens cependant ils ne franchissent pas le cap de l’amitié comme avec les locataires de ma regrettée cité. Dans les périodes de doute, il est pertinent de se recentrer sur l’essentiel, d’être là où le Seigneur nous appelle… Je vais m’attacher à creuser les fondations d’une belle relation avec Sokhom tout en persistant à vivre au milieu du monde, sans séparation car ce mode de vie édifie la paix. « N’ayez pas le goût des grandeurs, mais laissez-vous attirer par ce qui est humble » (Lettre aux Romains 12, 16).