[article écrit pour le bulletin mensuel des Missions Etrangères de Paris]
VIVRE EN SOLIDARITE AVEC LES OUVRIERS DU SECTEUR TEXTILE
Yann DEFOND, journaliste, ancien volontaire, ancien aspirant, ami des MEP
Aujourd’hui à Phnom Penh sept catholiques en cinq lieux différents font le choix de vivre au milieu des ouvriers (en particulier de l’habilement) au nom de leur foi en Christ. Parmi eux certains vont jusqu’à travailler à l’usine.
Avec la mission ouvrière, la joc, mais aussi individuellement, nous ne proposons aux ouvriers pas moins que le salut. C’est à dire la libération de toute entrave : mort, péché, peur, isolement, enfermement, soumission, etc. Ce salut divin nous l’accueillerons peut-être pleinement quand le Christ reviendra. Mais sans plus attendre nous pouvons dès à présent y goûter : prendre conscience de l’incommensurabilité de sa valeur propre en tant que personne ; croire en soi, en sa dignité, en ses capacités, en son avenir ; acquérir une conscience éclairée, une liberté individuelle ; devenir responsable de soi et des autres ; se soucier du bien commun ; vivre ses convictions, les exprimer ; s’épanouir ; ne plus être soumis aux pressions sociales ; ne plus redouter le jugement des autres ; sortir de toute crainte, y compris de celle de la mort…
Extrait du livre
Pour revenir sur ce phénomène majeur, la culture khmère trouve en grande partie sa source en Inde. Le Cambodge n’a jamais connu de système de castes. Cependant, il en reste des traces dans la langue et aussi malheureusement dans la mentalité collective. Cela se manifeste par une hiérarchie sociale où chacun soumet ceux qui sont en dessous de lui et est soumis à ceux qui sont au-dessus de lui. Si l’on est au sommet, on peut tout se permettre, on a aucun compte à rendre à personne. Si l’on est tout en bas, on a aucun droit, on doit en toute circonstance manifester de la déférence.
Suite à la visite orchestrée du premier ministre dans notre parc industriel, mon rédacteur en chef me demanda d’interroger une ouvrière. Sophéap ne voulait pas répondre à mes questions. Elle n’était pourtant pas obligée de dire du mal du chef du gouvernement. Et même, elle pouvait témoigner anonymement, le visage masqué et la voix modifiée. Le risque pour elle était extrêmement limité, quasiment nul. Mais « J’ai peur. »
Sophéap ne répond jamais à mes sollicitations pour tel ou tel événement. Elle refuse ce salut qu’elle entraperçoit pourtant à travers mon attention, mon choix de vie, mon rapport aux autres. C’est son droit. Elle préfère rester dans son monde étroit, dans la soumission. Ce choix m’attriste très profondément mais ne m’empêche pas de l’aimer. Pourquoi refuser la liberté tout en ayant conscience de ce qu’elle est ?
En réalité chaque être humain fait cette expérience dans sa vie. « Vois : je mets aujourd’hui devant toi la vie et le bonheur, la mort et le malheur. » (Deutéronome 30, 15). Or nous avons parfois des limites qui nous font choisir le malheur. La liberté est plus désirable mais elle peut faire peur parce qu’elle est responsabilité, risque. A peine sortie de l’esclavage « Toute la communauté des fils d’Israël murmura contre Moïse : “[…] au pays d’Egypte nous étions assis près du chaudron de viande, nous mangions du pain à satiété ! Vous nous avez fait sortir dans ce désert pour laisser mourir de faim toute cette assemblée !” » (Exode 16, 2-3). Et puis surtout, le passage de la mer rouge est effrayant, incertain. Sophéap est à l’aise dans son monde étroit parce qu’elle en connaît le moindre recoin. Le monde immense, sans mur, sans frontière, sans limite est bien plus enviable mais si elle traversait, alors durant une période, elle se retrouverait comme entièrement nue, sans cette construction mentale exiguë qui la protège.
Heureusement certains acceptent d’avancer. Sa cousine Sav, sans pour autant quitter le même enfermement, accepta un soir de me suivre. L’invitation à la projection privée d’un film presque monté avait été lancée à tous les comédiens à l’affiche. Chaque invité devait venir avec une autre personne qui puisse formuler des critiques avec un regard extérieur. Sav a une grande confiance en moi mais il fallait qu’elle accepte d’être vue dans la rue en compagnie d’un homme, qu’elle s’autorise un moment de divertissement pour elle-même, qu’elle affronte sa peur de sortir la nuit.
Et puis un petit nombre se transforme, passe de l’autre côté de la mer. Sarit a répondu à une invitation de la joc. Petit à petit il s’est mis à sourire. Il a formulé des projets. Il a entrepris une formation. Il a pris confiance en lui. Il a changé d’employeur, s’est mis à travailler de son mieux. Il a voulu s’informer de la réalité du monde, former sa conscience. Il s’est mis debout. Il a commencé à penser par lui-même en faisant preuve d’esprit critique. Il a pris l’habitude d’exprimer ses convictions. Il a pris des responsabilités. Il est devenu acteur de sa vie. Il a pris conscience de ce qu’il valait.