Yann DEFOND est un immigré français vivant à Phnom Penh depuis 20 ans. […] Il a choisi de partager la vie de la population ouvrière de l’habillement au Cambodge. De formation artistique, il exerce des activités de comédien, journaliste et interprète.
Dans certains endroits où les façades des édifices sont très abîmées, il y a des personnes qui, avec beaucoup de dignité, prennent soin de l’intérieur de leurs logements, ou bien qui se sentent à l’aise en raison de la cordialité et de l’amitié des gens. La vie sociale positive et bénéfique des habitants répand une lumière sur un environnement apparemment défavorable. Parfois, l’écologie humaine, que les pauvres peuvent développer au milieu de tant de limitations, est louable. La sensation d’asphyxie, produite par l’entassement dans des résidences et dans des espaces à haute densité de population, est contrebalancée si des relations humaines d’un voisinage convivial sont développées, si des communautés sont créées, si les limites de l’environnement sont compensées dans chaque personne qui se sent incluse dans un réseau de communion et d’appartenance. De cette façon, n’importe quel endroit cesse d’être un enfer et devient le cadre d’une vie digne.
Je regrette la décision de mon ancien propriétaire de détruire mon allée dans la cité où j’ai loué un studio pour ouvrier de 2009 à 2023. Il y fait actuellement construire des compartiments commerciaux. Néanmoins elle n’a pas modifié mon projet de vie solidaire avec les travailleurs au nom de l’Evangile. Je poursuis ailleurs, à 500 mètres.
J’ai eu 30 jours pour trouver le logement que j’occupe depuis. J’ai été sur le coup d’un studio identique au mien dans une autre cité de mon ancien propriétaire dans le même parc industriel. C’était la meilleure opportunité. L’ouvrière locataire devait quitter l’usine et s’installer dans son village d’origine avec sa famille. Il était convenu que je lui verse 300 $ pour reprendre la location. Etant donné le faible montant du loyer, j’aurais rentabilisé cet investissement en moins d’un an. Le jeu en valait la chandelle car, ailleurs, les loyers sont plus élevés et les habitations plus petites. Malheureusement, la société propriétaire a eu vent de l’affaire et a expulsé la famille prématurément. Il est légitime de la part d’un propriétaire de ne pas tolérer cette pratique. Cependant, ce genre de société ne devrait pas refuser d’établir une liste d’attente de ceux qui demandent à louer un studio…
En enquêtant, j’ai remarqué que les studios libres étaient automatiquement attribués aux employés du propriétaire. Comme j’avais repéré des studios qui se libéraient, j’avais grand espoir de pouvoir rester dans ma cité ou de pouvoir m’installer dans une autre appartenant à la même société possédant aussi le parc industriel. Finalement, je me suis retrouvé dans une autre cité ouvrière à proximité immédiate du parc industriel.
J’étais prêt à préparer une fête d’adieu presque entièrement seul. Le propriétaire était d’accord. Le Comité Vie Ouvrière du vicariat apostolique de Phnom Penh se serait chargé des photocopies. Mais le titre du livre est UNE VIE AVEC LES OUVRIERS DU CAMBODGE et non UNE VIE POUR LES OUVRIERS DU CAMBODGE alors il fallait impliquer des voisins. Même si cela aurait été plus simple, je ne voulais pas préparer une fête d’adieu à 100% par moi-même.
Finalement, même en ayant réduit la voilure (passer de l’échelle de l’allée à l’échelle du bloc) personne ne s’est dévoué pour prendre les coordonnées des voisins avec moi. J’ai même entendu dans un studio : « Nous partirons sans dire au revoir et puis c’est tout. » C’est peut-être que mes 14 ans d’apostolat dans la cité ont partiellement été un échec. Je prends cet événement non désiré de l’expulsion comme une chance, celle de relancer mon zèle apostolique. Que l’Esprit Saint revivifie ma présence aimante au milieu des ouvriers !
Je fréquente toujours ce qui reste de cette cité et je continuerai jusqu’à sa destruction totale dans quelques années. J’y ai tellement de connaissances. Je tiens toujours mon principe de ne conserver que les relations avec réciprocité. Il y a une jeune femme qui est arrivée dans la cité un peu avant moi, toutes ses sœurs sont passées par l’usine dans le parc industriel et je suis très lié à leur famille. Je vais dans leur village tous les ans et encore avec mon frère lors du dernier nouvel an donc l’éloignement ne changera pas grand chose à notre relation.
Je fut le dernier à quitter l’allée pour voir les autres partir et les accompagner pour voir où ils allaient. Cela leur donna l’opportunité de faire subsister un lien avec moi. Mes plus proches voisins (3 studios) se retrouvent dans la même cité que moi. L’une d’entre eux m’a dévoilé : « Quand l’annonce de la destruction de notre allée fut faite, je me suis mise à pleurer. Les nuits qui suivirent, j’eus énormément de mal à trouver le sommeil. »
Que l’Esprit Saint 🕊️ aide les jeunes travailleurs de l’ex-allée T2 à donner du sens à ce que nous avons vécu ensemble malgré qu’il n’y ait pas eu de fête d’adieu.
En 2022, les membres de la Jeunesse Ouvrière Chrétienne ont beaucoup vu jugé et agi autour du thème du changement. Ils en ont conclu qu’il survenait quand avec l’unité qui se construit au quotidien par des gestes d’encouragement qui témoignent que l’autre a de la valeur. Je voudrais que mes voisins comprennent cela aussi. C’est en donnant de l’importance à l’autre, en ayant conscience de sa valeur que nous édifions une société plus juste, plus digne, plus égalitaire, plus en paix.
Je choisis de voir dans ce changement forcé de cité ouvrière un appel du coude du Seigneur : « Renouvelle ton zèle apostolique auprès des ouvriers de la confection textile. »
8 jours avant la date supposée de la destruction des studios de notre allée, j’ai fait le tour de 8 cités ouvrières et j’ai réservé le seul studio encore disponible 🏚 J’avais eu l’occasion de prendre un studio plus grand, au loyer moins élevé et neuf mais un malencontreux concours de circonstances m’a fait rater cette opportunité. J’ai donc choisi la cité du mécanicien Panha tout comme les occupants des 3 habitations voisines de la mienne dans la cité aux toits bleus ! Et au-delà d’eux, cet ensemble locatif est truffé d’anciens des toits bleus à commencer par la mandataire du propriétaire ! Je vais devoir m’acquitter d’un loyer 2 fois plus élevé mais le logement est plus lumineux.
Je me souviens de la construction de la cité ouvrière. C’était en 2016. Il y avait un étang où les commerçants du marché jetaient leurs ordures. Il a été remblayé. L’ensemble compte 71 studios contre 845 aux toits bleus. Il est située juste à l’extérieur du parc industriel. Elle le jouxte. D’entrée à entrée, elle est à 200 m de mon ancienne cité ; de studio à studio 700 m ; à vol d’oiseau 500 m. En parlant d’animal, depuis mon nouveau chez moi, j’entends régulièrement crier un gecko. Comme j’ai travaillé brièvement il y a 20 ans dans la signalétique, j’ai refais mon studio en y collant du vinyle adhésif : 6 couleurs différentes en respectant une symétrie. Les salles de classe 🏫 sont souvent peintes en couleurs chatoyantes. Un homme est passé chez moi. Il voulait inscrire sa fille dans mon école…
Mon ancien studio était 1 m plus bas que le niveau de la chaussée, le nouveau est 1 m plus haut. Nous ne sommes donc jamais inondés et ça change la vie. A moins d’1 hm, il y a un pilote avec des relais de télécommunication. Nos téléphones captent beaucoup mieux le réseau téléphonique. Ma connexion à internet est plus rapide. Depuis plusieurs années, les vendeurs ambulants extérieurs à la cité, n’étaient plus autorisés à pénétrer dans les toits bleus. Dans ma nouvelles cités, j’en retrouve certains. Ils sont nombreux et circulent toutes la journée durant. Je n’ai quasiment plus besoin d’aller au marché. Je ne saurais expliquer pourquoi mais que constate que la poussière s’accumule bien moins vite. Autre mystère, il n’y a pas de service d’hygiène et pourtant les allées me paraissent plus propres ! Si je compare mon nouveau logement à l’ancien, je dispose de 2 fois plus de blocs prises interrupteur et de robinets d’eau. J’ai même un pommeau de douche et je découvre que ça me fait économiser de l’eau.
En revanche l’évacuation des toilettes est médiocre et je dois y verser plus d’eau. La superficie est de 23,78 m2 soit 4 m2 de moins pour vivre et travailler. C’est surtout la mezzanine qui est beaucoup plus petite. L’escalier prend peu de place puisque c’est une échelle. Le toit est plus bas d’un bon mètre. La tôle n’est pas recouverte d’isolant et la chaleur est torride 🥵 Quand il pleut, l’impacte des gouttes de pluie résonne tellement sur la tôle nue qu’il n’est pas possible de tenir une conversation avec quelqu’un à côté de soi. Les mouches sont relativement nombreuses. Il y a un portail d’entrée mais le propriétaire n’en fourni pas la clé. Il ne fournit pas non plus de service de gardiennage tant et si bien qu’il est impossible d’entrer ou sortir entre 22h30 et 4h sauf cas d’urgence ! Malheureusement, sortir courir n’est pas considéré comme un cas d’urgence.
Je retourne toujours dans la cité aux toits bleus de temps en temps, ne serait-ce que pour faire laver mon linge puisque qu’il n’y a pas plus proche. Mais c’est en priorité dans ma nouvelle cité que je vais m’attacher à accueillir le Règne de Dieu en exprimant à ses occupants combien ils valent. Dès que j’aurai terminé les travaux, ma priorité sera d’entretenir ou de tisser des liens avec mes anciens voisins des toits bleus, avec les autres que je connais déjà puis avec les voisins les plus proches.
Hier, je quittai définitivement mon studio dont les travaux de destruction débuteront aujourd’hui-même. Cette semaine, mercredi 5 juillet, ce sera le jour anniversaire de mon arrivée dans cette cité ouvrière.
5 juillet 2009. Retour dans cette cité ouvrière enfermée entre quatre murs, un peu comme la palissade du village d’Astérix mais à plus de dix-mille kilomètres de distance. Une visite quatre ans plus tôt, dans le cadre de ma mission de volontariat, m’avait marqué. Une pensée m’avait alors traversé l’esprit : « Pour des habitations destinées à des travailleurs, c’est assez spacieux. » Nous sommes un dimanche, jour de repos et de fête pour les chrétiens. Selon moi, il ne s’agit pas un hasard. Sur huit cent quarante-cinq studios, un seul est disponible. Non pas deux, cinq ou dix ; un seul. D’habitude, les colocataires se renouvellent sans cesse. Ils se relaient, ce qui a pour effet de ne jamais laisser de location libre. Ce sera donc celui-là. Comme s’il m’attendait. « Il vous précède en Galilée. » (Matthieu 28, 10) annonçait l’ange aux femmes qui cherchaient le corps de Jésus crucifié.
La décision de mon propriétaire de raser mon allée pour bâtir des compartiments commerciaux m’oblige à m’implanter dans une autre cité ouvrière pour continuer à « apporter l’espoir auprès des ouvriers » comme je le dis souvent en khmer pour résumer mon choix de vie solidaire. Je poursuivrai le plus près possible. En attendant, tous les 10 jours, un nouvel élément vient bouleverser mon orientation vers tel ou tel studio.
J’étais prêt à préparer une fête d’adieu presque entièrement seul. Le propriétaire était d’accord. Le Comité Vie Ouvrière du vicariat apostolique de Phnom Penh aurait pris à sa charge les photocopies. Cependant le titre du livre est UNE VIE AVEC LES OUVRIERS DU CAMBODGE et non UNE VIE POUR LES OUVRIERS DU CAMBODGE alors il fallait impliquer des voisins. Je ne voulais pas organiser une fête d’adieu tout seul en totalité. Cela n’aurait pas eu de sens.
Finalement, même en ayant réduit la voilure (passer de l’échelle de l’allée à l’échelle du bloc) personne ne s’est dévoué pour prendre les coordonnées des voisins avec moi. J’ai même entendu dans un studio : « Nous partirons sans dire au revoir et puis tant pis. »
C’est peut-être que mes 14 ans d’apostolat dans la cité sont partiellement un échec. Je choisis prendre cet événement de l’expulsion comme une chance, celle de relancer mon zèle apostolique. Que l’Esprit Saint revivifie ma présence aimante au milieu des ouvriers ! J’ai grand besoin de lui.
J’aurais voulu que nous organisions un événement pour nous quitter en donnant du sens à ce que nous avons vécu ensemble. Tey m’a avoué : « Quand le propriétaire nous a fait savoir qu’il arrêterait de nous louer nos studios, je me suis mise à pleurer. La nuit, je n’ai pas trouver le sommeil. » Une erreur architecturale et la mauvaise gestion collective des déchets fait que nous sommes inondés une douzaine de fois par mousson. Pourtant personne ne tient à quitter la cité. Certes les loyers sont très bon marché et les studios relativement grands. Mais il me semble que ce à quoi nous tenons tant c’est la communauté que nous avons formée au cours des années. L’ambiance est fraternelle entre voisins. Nous nous entraidons, nous échangeons au quotidien. Nous entrons chez les uns ou chez les autres sans frapper à la porte. Une grande confiance règne entre nous.
L’an dernier, les membres de la Jeunesse Ouvrière Chrétienne se sont formés autour du thème du changement. Ils en ont conclu qu’il survenait lorsqu’il y avait l’unité qui se construit par des gestes d’encouragement qui témoignent que l’autre a de la valeur. Je voudrais que mes voisins comprennent cela aussi. C’est un donnant de l’importance à l’autre, en ayant conscience de sa valeur que nous édifions une société plus juste, plus digne, plus égalitaire. Je pensais que cela aurait pu passer par une fête d’adieu. J’ai tout de même créé un groupe sur le réseau social facebook pour les anciens et actuels habitants de la cité aux toits bleus. J’y partager mes photos et vidéos de la cité. J’ai invité 74 personnes concernées. 6 sont devenues membres. C’est peu mais il s’agit moins d’un refus de rester en contact que d’un défaut de maîtrise de l’outil.
Je fréquenterai toujours ce qui restera de la cité jusqu’à sa destruction totale dans quelques années. J’y ai tellement de connaissances. Il y a cette voisine, Khey, qui est arrivée dans la cité un peu avant moi, toutes ses sœurs sont passées par l’usine ici et je suis très lié à sa famille. Je vais dans son village tous les ans donc l’éloignement ne changera pas grand chose dans notre relation.
Je serai le dernier à quitter l’allée pour voir les autres partir et donc les accompagner afin de voir où ils vont. Ça leur donnera aussi l’opportunité de garder un lien avec moi parce que je ne tiens pas à entretenir des relations sans réciprocité. En tous cas, j’irai visiter au moins une fois les plus proches voisins disséminés. Sur 4 studios, 3 vont dans une cité toute proche juste à l’extérieur du parc industriel.
Au moment de mon arrivée dans la cité aux toits bleus en 2009, des voisines se disaient entre elles : « Pourquoi repeint-il ? Quand il partira, tout reviendra à un autre… »
En 2013, j’ai examiné le plan de développement de Phnom Penh horizon 2035. Il prévoyait que notre zone qui était extrêmement industrialisée devienne à la fois commerciale et résidentielle… Ce genre de transition urbanistique s’étale sur de nombreuses années et, de surcroît, selon le bon vouloir des divers acteurs. Il s’agissait d’une orientation de la municipalité décidée avec le soutien de la coopération française. Concrètement, nous ne savions ni comment ni quand cela allait se mettre en place.
En 2020 🚧 quand la construction du centre commercial au nord de notre cité a commencé sur l’avant-dernier terrain vague du parc industriel, une rumeur disait qu’en 2022 nous serions expulsés. Je pense que l’épidémie de corona a eu pour effet de retarder le projet. L’an dernier, le marché en face de chez moi a brûlé. Les murs étaient pleins de suie et malgré que le marché eût 11 ans, les murs ne furent pas repeints. Je me suis dit que c’était parce que le marché était voué à une destruction proche. Pourtant, à l’intérieur, les commerces qui étaient partis en fumée furent reconstruits ! Alors j’ai douté…
Début mai, l’office a indiqué aux locataires des allées A et B qu’ils avaient jusqu’à la fin du mois pour quitter leur logement avant destruction. Alors la rumeur c’est répandue selon laquelle notre allée T2 serait vouée au même sort avec le marché en juillet…
Depuis un an, mon robinet fuit mais je ne l’ai pas changé parce qu’il avait seulement quelques années et, surtout, parce que je craignais que mon studio soit détruit… Mi-mai, le technicien est venu réparer le support du tube à néon de la salle de bain. Il m’a dit qu’il fallait le changer. Mais je n’allais pas payer un support neuf pour 2 mois… Alors j’ai opté pour une solution provisoire.
Le 18 mai dernier, j’ai constaté que des commerçants que je connaissais depuis le début étaient partis. Le même jour, comme je suis un des plus anciens locataires, la directrice de l’office m’a indiqué avant tout le monde que la société propriétaire arrêterait de nous louer nos studios dès la fin juin 😓
A la place du marché et de mon allée, se dresseront des compartiments commerciaux modernes 🏢 Pourtant seuls 19 des 40 livrés en novembre 2021 du côté du centre commercial abritent une activité commerciale. Sur les 21 autres figurent des panneaux “à louer”. En l’espace de 18 mois, deux commerces ont déjà fermé. Mais cela ne dérange pas notre propriétaire puisqu’il a vendu les 40 ! Beaucoup achètent pour mettre en location… Au Cambodge il y a foison de ce genre de compartiments. A l’inverse, il n’y a pas d’HLM et il manque de logements ouvriers.
Ce qui se passe est conforme au plan d’urbanisme de la capitale. Cependant les usines ne vont pas déménager du jour au lendemain. Cela signifie que les ouvriers vont s’éloigner des usines. Elles ne se déplaceront pas avant deux ans. La cité disparaîtra totalement à ce moment-là.
Depuis 2009, je suis attaché à cette cité et ses habitants 😪 à cause de mon projet de vie : vivre l’Evangile au milieu des ouvriers. Entre voisins nous discutons beaucoup de la destruction. Tous sont fortement attristés. D’un point de vue personnel, plusieurs solutions s’offrent à moi mais, de toute évidence, je devrai m’éloigner encore plus du centre-ville, je devrai payer plus cher ou bien me contenter d’une moindre superficie. Il me faudrait un rez-de-chaussée pour garer mes deux-roues mais c’est dur à trouver. Le seul avantage sera de ne plus subir d’inondations. J’ai 40 jours pour aviser. Je vais essayer de rester dans la même zone pour tirer avantage de mon enracinement 😰 Mon 1er choix est de rester dans la citée mais c’est impossible. Mon 2e choix est de rester dans le parc industriel ou à proximité immédiate chez le même propriétaire mais je n’ai presque plus aucun espoir. Mon 3e choix est de quitter le giron de mon propriétaire et de quitter le parc industriel en m’éloignant le moins possible. Dans tous les cas, je dois croire en la providence. Si le Christ a besoin de ma présence au milieu des travailleurs, il trouvera une solution comme il en a trouvée une inespérée quand je me suis installé dans la cité il y a 14 ans.
Dans ma mission, l’enracinement st primordial. Je pourrai m’enraciner ailleurs mais cela prend du temps. En plus, quand j’ai commencé, j’étais à peine plus âgé que les ouvrières. Aujourd’hui je suis bien plus âgé mais pas les ouvrières !Que l’Esprit saint nous aide à vivre la préférence évangélique pour les pauvres, vivons au milieu d’eux 🙏🏼 devenons l’un d’eux. Je fréquenterai toujours la cité et conserverai un lien avec certains de ceux qui auront également déménagé.
D’un point de vue collectif, chacun partira courant juin dès qu’il en aura l’opportunité car trouver un logement ouvrier relève surtout de la chance à saisir. Moi je resterai jusqu’au dernier jour quitte même à payer deux loyers en juin. J’en ai parlé avec le propriétaire et il est d’accord ; nous allons organiser comme une fête d’adieu qui donnera sens à tout ce que nous locataires des 62 studios de l’allée T2 (anciennement ក) avons vécu ensemble suivant nos dates d’arrivée depuis 2007.
Dimanche dernier, en 2023 donc, j’ai entendu des voisins dirent entre eux : « Pauvre Yann, il a repeint son studio et maintenant il va être détruit comme les autres. »
Article du journaliste du quotidien La Croix Alain Guillemoles qui est passé chez moi pour mieux se rendre compte de la réalité de la vie des ouvriers de l’habillement.
Depuis quinze ans, le Cambodge a connu un décollage industriel grâce aux usines textiles qui se sont multipliées sous l’effet des investissements chinois. Les employeurs apprennent dans la difficulté à négocier avec les syndicats naissants, tandis que le gouvernement met en place une protection sociale.
Peu de temps après mon installation dans la cité aux toits bleus, j’ai tourné une courte vidéo pour la présenter.
Les habitations, à l’exception de celles prévues pour les commerçants, sont toutes les mêmes, alignées en barres sans étage. La pièce principale est surmontée d’une mezzanine en kŏngplaké (du français contre-plaqué) pour presque la moitié de sa superficie. Un escalier métallique quasiment vertical y donne accès. La minuscule salle de bain à l’italienne dispose de toilettes et d’un robinet d’eau froide. Les murs, à la surface irrégulière, sont enduits de simâng (du français ciment). Des carreaux de carrelage gris de quarante centimètres de côté ornent le sol. Les tôles du toit sont pourvues à l’intérieur d’une mousse censée isoler de la chaleur. Une fenêtre sans vitre mais avec barreaux et volets donne sur l’allée. En plus de la porte de devant sans serrure, une seconde porte permet de sortir par l’arrière. Un boîtier muni d’une pri (du français prise) de courant regroupe deux kŏngtăk (du français contact, interrupteur) qui commandent les âmpul (du français ampoule, signifiant aussi tube à néon) de la pièce principale et de la salle d’eau. Le tout est grossièrement peint en gris.
Samedi 18 septembre 2021 à 23h55, j’ai été réveillé par du bruit dehors. Un petit nombre de personnes criait. Le vacarme était de plus en plus audible. Ça ne ressemblait pas à l’explosion d’une querelle familiale ou de voisinage comme cela arrive des temps à autre. De plus en plus de monde parlait très fort. Mes voisins proches allumèrent les éclairages de leurs studios. Ils faisaient des commentaires à haute voix. Quelques motos passaient devant chez nous à toute allure. Et puis il y avait des bruits que j’avais du mal à identifier. C’était comme des pétarades qui étaient incompatibles avec des coups sur les portes, les volets ou les stores en tôle. J’ai réfléchi pour visualiser ce qui pouvait provoquer ce type de tintamarre jusque là inconnu. Je me suis dit qu’il pouvait s’agir d’un incendie. J’ai un très mauvais odorat alors, pour vérifier, je me suis forcé à humer l’air ambiant. Ça sentait clairement le brûlé !
Alors je suis sorti de ma couche pour aller aux toilettes, me disant qu’il fallait que je prenne le temps de m’habiller et de réunir quelques affaires. Dans un sac et dans mes poches, j’ai déposé mon argent, mes clés, mes papiers, mes documents, mon mobile multifonctions, mon ordinateur, mon disque dur, mon appareil photo et mes écouteurs neufs. Un employé du propriétaire a frappé à ma porte pour m’inviter à évacuer. L’odeur de brûlé s’amplifiait, l’agitation générale aussi. J’ai encore pris un peu de temps car j’avais encore de la place et j’avais peur d’oublier quelque chose d’important. J’ai aussi brièvement prié l’Esprit Saint d’aider chacun à adopter le comportement adéquat. J’ai finalement ouvert la porte pour sortir ma moto. Des flammes s’extirpaient du marché à 20 mètres de là. Une voisine, Ya, contemplait, debout, le désastre. Certains trouvaient encore le moyen de sortir des marchandises du marché dont s’échappaient des fumées noire et blanche opaques par une entrée à 25 mètres de chez moi. Je lui ai suggéré de monter sur ma moto mais elle déclina.
J’ai donc quitté mon studio me disant qu’il allait peut-être partir en fumée. Je me disais que, si possible, je reviendrais très vite récupérer mon vélo électrique et ma bicyclette de 60 ans qui a survécu à la guerre. Je me suis garé à 100 mètres au sud. Une centaine de personnes plus ou moins habillées observait l’arrivée des premiers sapeurs pompiers. Je ne pouvais laisser mon sac sans surveillance pour aller sauver mes autres deux-roues. Puis j’ai repéré la voisine qui vit avec Ya avec un sac à dos plein. Sur le coup, elle avait cru à un conflit dû à l’alcool mais Ya, qui a le sommeil léger, était sortie la première pour constater que les cris étaient des « Au feu ! » et que les pétarades étaient des explosions de recharges de gaz. Je lui ai confié mon sac et ma moto pour me rapprocher de la fournaise. Je voulais donner un coup de main.
Je suis donc retourné chez moi pour humecter mon écharpe et l’enrouler autour de ma tête. Il y avait de la fumée mais déjà le feu dans le marché ne progressait plus. La fumée était tellement dense autour du sinistre que plus personne ne s’approchait de la fournaise. Une cinquantaine de personnes regardaient les pompiers à l’œuvre. Je ne sais pas comment ils faisaient pour respirer. Moi je portais un masque de chirurgien et une écharpe humide et pourtant les émanations commençaient à me piquer les yeux alors je suis retourné à ma moto. Dans la foule éparse, on prenait des nouvelles des uns et des autres. On ne voyait plus de flammes. La production de fumée était de moins en moins intense alors je suis retourné chez moi par étapes successives en m’arrêtant pour discuter avec chaque groupe de personnes sur le chemin. Étonnamment, très peu avaient paniqué.
J’ai déposé mes affaires dans mon studio puis suis resté à l’entrée du marché avant de pouvoir y pénétrer pour constater les dégâts et recueillir des informations sur ce qui s’était passé. Je comptais faire un reportage. Les pompiers continuaient à arroser. J’en ai profité pour demander des nouvelles des commerçantes avec lesquelles j’avais le plus sympathisé. L’une d’entre elles m’expliqua qu’un homme qui rentrait d’une beuverie constata l’incendie avant tout le monde. Il réveilla tout le marché et les secours furent rapidement prévenus. Mais le feu prenait de l’ampleur, d’autant plus que certains commerçants ne vivent pas sur place et qu’aucune intervention n’était envisageable dans les commerces verrouillés. Les autres essayaient tant bien que mal d’évacuer quelques marchandises dans l’allée encombrée. L’accès au parc industriel et au marché est limité la nuit par des portails dont seuls des veilleurs ont les clés. Je me suis toujours dit qu’en cas d’incendie ce serait une catastrophe. Heureusement, les portes furent rapidement ouvertes. Certains quittèrent leur studio dans la précipitation, sans rien prendre avec eux. តាអំបិល (grand-père sel), qui vit ailleurs, m’expliqua qu’avec la police, ils avaient logiquement conclu au court-circuit d’un réfrigérateur vitré placé devant son commerce qui fait l’angle.
Aucune victime du feu ou de la fumée n’est à déplorer. 4 commerces contigus ont brûlé, 2 autres situés en face aussi. Il faut dire que les murs ne vont pas jusqu’au toit. Une cinquantaine de commerces ont été considérablement abîmés par la suie et les cendres. Parmi eux, une dizaine a été dégradé, avec ce qui s’y trouvait, à cause de l’intensité de la chaleur et de l’abondance de l’eau employée. Aucun studio ouvrier ne fut touché.
A cause de l’épidémie, 4 portes du marché sur 6 sont régulièrement fermées par le propriétaire. Les commerçants s’en plaignent. Certains sont même partis car leurs revenus diminuaient. C’est le cas du couple qui tenait l’échoppe de l’entrée la plus proche de chez moi, les chanceux ! Un jeune couple a repris leur fond de commerce. Dans la fournaise, ils sont partis sans rien prendre, si ce n’est leur fille. Ils ont presque tout perdu. Y compris 10.000 dollars en espèce car ils étaient aussi changeurs.
Les autres commerçants les plus touchés étaient résignés mais ni en colère ni désespérés. Les moins touchés devaient déménager entièrement ou partiellement pour nettoyer. Une bonne connaissance me confia 3 motos car chez moi il n’y a habituellement que 3 deux-roues, il y a donc de la place. Le matin, le propriétaire a promis qu’il ferait faire les travaux de réhabilitation dans les 2 semaines mais cela est difficile à croire. Depuis 2 ans, court une rumeur selon laquelle marché et studios d’habitation seront détruits en 2022. Enfin, les techniciens d’EDC œuvrèrent toute la journée pour rétablir le courant.
Le comble de l’histoire est qu’à 3h du matin, alors que tout était terminé, il se mit à pleuvoir ! En très fort même, puisque nous fûmes inondés jusqu’au milieu de la matinée ! Bref, ma journée fut totalement bousculée. Je ne suis pas sorti courir comme à mon habitude. Je n’ai même pas fait exercices d’étirement et de musculation. Exceptionnellement, je ne suis pas allé à la messe non plus. Je m’ai même pas regardé la retransmission du vicariat en direct sur facebook. Mais mon eucharistie fut de prendre le temps de faire le tour des voisins et connaissances pour prendre de leurs nouvelles.
[article écrit pour le bulletin mensuel des Missions Etrangères de Paris] VIVRE EN SOLIDARITE AVEC LES OUVRIERS DU SECTEUR TEXTILE
Yann DEFOND, journaliste, ancien volontaire, ancien aspirant, ami des MEP
Aujourd’hui à Phnom Penh sept catholiques en cinq lieux différents font le choix de vivre au milieu des ouvriers (en particulier de l’habilement) au nom de leur foi en Christ. Parmi eux certains vont jusqu’à travailler à l’usine.
Avec la mission ouvrière, la joc, mais aussi individuellement, nous ne proposons aux ouvriers pas moins que le salut. C’est à dire la libération de toute entrave : mort, péché, peur, isolement, enfermement, soumission, etc. Ce salut divin nous l’accueillerons peut-être pleinement quand le Christ reviendra. Mais sans plus attendre nous pouvons dès à présent y goûter : prendre conscience de l’incommensurabilité de sa valeur propre en tant que personne ; croire en soi, en sa dignité, en ses capacités, en son avenir ; acquérir une conscience éclairée, une liberté individuelle ; devenir responsable de soi et des autres ; se soucier du bien commun ; vivre ses convictions, les exprimer ; s’épanouir ; ne plus être soumis aux pressions sociales ; ne plus redouter le jugement des autres ; sortir de toute crainte, y compris de celle de la mort…
Pour revenir sur ce phénomène majeur, la culture khmère trouve en grande partie sa source en Inde. Le Cambodge n’a jamais connu de système de castes. Cependant, il en reste des traces dans la langue et aussi malheureusement dans la mentalité collective. Cela se manifeste par une hiérarchie sociale où chacun soumet ceux qui sont en dessous de lui et est soumis à ceux qui sont au-dessus de lui. Si l’on est au sommet, on peut tout se permettre, on a aucun compte à rendre à personne. Si l’on est tout en bas, on a aucun droit, on doit en toute circonstance manifester de la déférence.
Suite à la visite orchestrée du premier ministre dans notre parc industriel, mon rédacteur en chef me demanda d’interroger une ouvrière. Sophéap ne voulait pas répondre à mes questions. Elle n’était pourtant pas obligée de dire du mal du chef du gouvernement. Et même, elle pouvait témoigner anonymement, le visage masqué et la voix modifiée. Le risque pour elle était extrêmement limité, quasiment nul. Mais « J’ai peur. »
Sophéap ne répond jamais à mes sollicitations pour tel ou tel événement. Elle refuse ce salut qu’elle entraperçoit pourtant à travers mon attention, mon choix de vie, mon rapport aux autres. C’est son droit. Elle préfère rester dans son monde étroit, dans la soumission. Ce choix m’attriste très profondément mais ne m’empêche pas de l’aimer. Pourquoi refuser la liberté tout en ayant conscience de ce qu’elle est ?
En réalité chaque être humain fait cette expérience dans sa vie. « Vois : je mets aujourd’hui devant toi la vie et le bonheur, la mort et le malheur. » (Deutéronome 30, 15). Or nous avons parfois des limites qui nous font choisir le malheur. La liberté est plus désirable mais elle peut faire peur parce qu’elle est responsabilité, risque. A peine sortie de l’esclavage « Toute la communauté des fils d’Israël murmura contre Moïse : “[…] au pays d’Egypte nous étions assis près du chaudron de viande, nous mangions du pain à satiété ! Vous nous avez fait sortir dans ce désert pour laisser mourir de faim toute cette assemblée !” » (Exode 16, 2-3). Et puis surtout, le passage de la mer rouge est effrayant, incertain. Sophéap est à l’aise dans son monde étroit parce qu’elle en connaît le moindre recoin. Le monde immense, sans mur, sans frontière, sans limite est bien plus enviable mais si elle traversait, alors durant une période, elle se retrouverait comme entièrement nue, sans cette construction mentale exiguë qui la protège.
Heureusement certains acceptent d’avancer. Sa cousine Sav, sans pour autant quitter le même enfermement, accepta un soir de me suivre. L’invitation à la projection privée d’un film presque monté avait été lancée à tous les comédiens à l’affiche. Chaque invité devait venir avec une autre personne qui puisse formuler des critiques avec un regard extérieur. Sav a une grande confiance en moi mais il fallait qu’elle accepte d’être vue dans la rue en compagnie d’un homme, qu’elle s’autorise un moment de divertissement pour elle-même, qu’elle affronte sa peur de sortir la nuit.
Et puis un petit nombre se transforme, passe de l’autre côté de la mer. Sarit a répondu à une invitation de la joc. Petit à petit il s’est mis à sourire. Il a formulé des projets. Il a entrepris une formation. Il a pris confiance en lui. Il a changé d’employeur, s’est mis à travailler de son mieux. Il a voulu s’informer de la réalité du monde, former sa conscience. Il s’est mis debout. Il a commencé à penser par lui-même en faisant preuve d’esprit critique. Il a pris l’habitude d’exprimer ses convictions. Il a pris des responsabilités. Il est devenu acteur de sa vie. Il a pris conscience de ce qu’il valait.
Des sœurs salésiennes envoient leurs élèves donner des cours d’alphabétisation à des ouvrières de la cité la moitié de l’année les dimanches.
A l’office personne ne trouve la clé du ក-47 (le ក [kɒ:] est la première lettre de l’alphabet khmer et désigne ici l’allée). Par chance les volets sont restés ouverts alors avec Sophéap et son amie ouvrière d’une usine d’habillement comme elle, nous regardons à l’intérieur. Quoi qu’il en soit toutes les habitations de la cité sont identiques. La saleté imprègne les murs. Qu’à cela ne tienne, mon père était peintre en bâtiment alors, refaire toute la peinture ne m’effraie guère. « Dès que vous paierez la caution nous retrouverons les clés. »
La cité aux toits bleus est encastrée dans un parc industriel. La plupart de ceux qui y vivent travaille dans les usines placées autour.
Vivre dans une cité ouvrière d’Asie du sud-est c’est entendre les pas des ouvrières sur la dalle de béton devant chez soi à heures fixes. L’arrière de leurs tongs s’use très vite car elles marchent sans les faire claquer sur le talon. Habiter ici c’est vivre au rythme des usines d’habillement même sans jamais y mettre les pieds. Cet inconvénient, qui fait une grande différence, induit la nécessité de se laisser adopter.