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Le livre (28)

La finalisation d’un manuscrit oblige à faire des choix parfois douloureux comme supprimer des paragraphes. Je vous propose donc ci-dessous un septième passage rejeté.

Consommation de jus de palmier à sucre dans la cité

On observe grossièrement que le bien commun est plus recherché dans les pays du Nord que dans les pays du Sud. En Asie du Sud-Est, une personne bénéficie peu du souci de l’intérêt collectif que portent les membres de la société autour d’elle. En même temps, aucune pression sociale n’exige d’elle un comportement différent de celui des autres. En Europe, une pression plus forte s’exerce sur les personnes pour qu’elles se soucient du bien commun. En même temps, elles bénéficient de ce souci que portent les membres de la société autour d’elles. Un ressortissant du Sud-Est asiatique qui vivra en Europe trouvera probablement pénible de devoir se préoccuper de l’intérêt collectif. Pourtant, il tirera un bénéfice du fait de ne pas être seul à adopter ce comportement. Un ressortissant européen en Asie du Sud-Est trouvera pénible de subir les effets d’un faible souci global du bien commun. Et cela sera d’autant plus vrai si son profil psychologique offre la particularité de le pousser à placer, de manière accrue, l’intérêt de tous au dessus du sien. Concrètement, il sera beaucoup plus victime d’accidents en tout genre qu’il en provoquera lui-même. Il devra alors se rappeler les mots de saint Pierre : « Ce que chacun de vous a reçu comme don de la grâce, mettez-le au service des autres, comme de bons gérants de la grâce de Dieu sous toutes ses formes : si quelqu’un a le don de parler, qu’il dise la parole de Dieu ; s’il a le don du service, qu’il s’en acquitte avec la force que Dieu communique. » (1 Pierre 4, 10-11).

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La vie des ouvrières du textile

Article adapté de mon livre paru dans la Revue MEP, Le Travail N°594 juillet-août 2023

LE PRINCE ET L’ARTISAN DU BOIS

Même s’il exerce en tant que journaliste et comédien, le choix de Yann Defond pour la vie en tant que fils d’ouvrier et chrétien est de partager l’existence des travailleurs qui habitent le plus grand quartier ouvrier du Cambodge en solidarité. Il a d’ailleurs lui-même travaillé en usine, dans l’industrie graphique, en France, son pays natal.

Les Cambodgiens sont très partageurs. Cette vertu est principalement celle des pauvres. Alors qu’avec une ouvrière de l’industrie de l’habillement, Bŭnnhan(1), nous allions ensemble au mariage de sa nièce dans son village de Trâpeăng Kândŏr (étang des rats), nous nous arrêtâmes à la sortie de la capitale Phnum Pénh. C’est presque traditionnel quand on retourne dans son village d’origine, tous les tăksi (du français taxi, taxi-brousse) font une pause devant une de ces immenses boulangeries pâtisseries qui bordent les routes nationales pour permettre à leurs passagers d’y acheter du pain.

La fille aînée de Bŭnnhan m’adopta immédiatement. Rien d’étonnant : son père était parti travailler en Thaïlande depuis presque trois mois. Il s’agit d’une réalité que de nombreuses familles dans le besoin connaissent. Lors de l’arrêt, sa fille cadette, qui savait à peine parler, hérita d’un paquet de biscuits apéritifs. Bŭnnhan lui dit de partager avec un garçonnet assis en face d’elle. Et c’est ainsi que, tous petits, les enfants des pauvres apprennent à partager. Ceci induit un sens de la propriété différent du sens occidental de la propriété. Pour les Khmers, la notion de propriété a un sens plus collectif, moins possessif et individuel. 

Les Européens, eux, peuvent être fiers de leur mentalité marquée par le travail comme nécessité. Ils en recueillent les fruits. Mais cet attribut culturel marque peut-être trop les identités. On se présente toujours en parlant de sa profession. Sans emploi, on se sent dévalorisé, fautif.

À l’inverse la mentalité bouddhique du petit véhicule n’est point marquée par une valeur singulière qui serait conférée à l’effort productif. Si le Christ a travaillé de ses mains, celles du Bouddha, elles, n’ont jamais ne serait-ce qu’effleuré le manche d’un marteau. À une époque où il était encore fréquent de voyager dans une benne de camionnette, nous avons crevé sur la route nationale 5 qui relie Poypêt à Phnum Pénh. Alors que les hommes s’activaient à réparer la roue, un prêtre découvrant le Cambodge me demanda : « Et lui, le bonze qui voyage avec nous, n’aidera-t-il pas ? » Le bouddhisme, à l’opposé du christianisme, appelle à se libérer des contraintes du monde et donc du travail. Les moines obtiennent leur subsistance en la mendiant.

La pensée bouddhique imprègne la mentalité khmère depuis presque mille ans. Par conséquent la culture cambodgienne n’est absolument pas marquée par le goût de l’effort au travail. Même les ouvriers ne sont pas attachés à leur usine. Le labeur n’a aucune valeur particulière. Il est rare de voir des travailleurs fiers de ce que produisent leurs mains, surtout quand ils ne sont pas à leur compte. Un dimanche avant la messe, une dame me confia : « Je cherche un emploi pour mon neveu. Il passe son temps devant la télévision et cela m’embête de le voir s’ennuyer. » Le travail n’aurait-il pour vertu que d’éviter l’oisiveté ?

Bien souvent, les jeunes ouvrières du secteur textile se sacrifient pour leur famille. Elles ne viennent pas travailler pour acquérir une autonomie et faire leur vie. Leurs parents les envoient gagner de quoi faire face aux frais de santé de l’un d’entre eux, aux frais de scolarité d’un cadet, au remboursement d’une dette ou dans le meilleur des cas pour investir dans la petite exploitation agricole. Elles sont des exemples d’abnégation, loin de l’individualisme de la mondialisation, loin du slogan français de la boisson Sprite « N’écoute que toi. »

La limite de ce comportement est que le souci de sa famille, même si au moins il est décentrement de soi, n’est pas encore le souci du bien commun – toujours à développer – auquel l’Occident doit le développement économique et social qui a fait sa force. Peut-être qu’Angkor connaissait également ces progrès parce qu’à cette époque la population avait une mentalité différente.

Les grandes constructions européennes sont dues au moins en partie au souci du bien commun : les prouesses techniques, technologiques, scientifiques ; les grandes infrastructures, le tissu industriel ; l’élaboration des systèmes éducatif, de santé publique ; les réseaux associatifs, caritatifs… Toutes ces réalisations virent le jour sur un terrain qui leur était propice.

La culture judéo-chrétienne valorise le travail. Dans la Genèse, l’œuvre créatrice de Dieu est comparable à un travail (cf. Gn 1). L’achèvement de celui-ci nécessita même un jour de repos (cf. Gn 2, 2-3). Le créateur du monde offre à l’humanité de devenir co-créatrice avec lui par son labeur. Jésus a vraisemblablement travaillé avec Joseph en tant qu’artisan du bois(2) durant de nombreuses années. Durant bien plus longtemps, à coup sûr, qu’il a arpenté les chemins de Palestine pour proclamer l’Evangile.

Gautama Siddhartha, quant à lui, est resté de longues années dans son palais du nord de l’Inde avant de devenir ermite et finalement atteindre l’éveil. Au sens productif du terme, il n’a jamais travaillé de sa vie.

On pourrait en conclure qu’à l’inverse du bouddhisme le judéo-christianisme est à l’origine d’une culture qui valorise le travail. En renversant l’équation, on pourrait plutôt penser que la foi chrétienne trouva un accueil favorable dans des régions où, historiquement, le labeur était mis en avant. Et dans le même sens, le bouddhisme théravada aurait trouvé un accueil favorable dans des régions où c’est la contemplation qui est mise en avant.

Ainsi, les uns seraient plutôt des fourmis, travailleuses mais moins ouvertes à la relation, les autres seraient des cigales, moins travailleuses mais plus ouvertes à l’autre. Comment dès lors une fourmis peut être missionnaire auprès des cigales ? Certainement en se convertissant elle-même, en prenant un soin particulier à tisser des relations, à l’image des cicadidés. Et puis en annonçant le salut de Dieu par la transmission de son goût pour l’effort, pour le don de soi aux autres.

(1)  Le système de romanisation adopté dans cet article est celui du groupe d’experts des Nations unies pour les noms géographiques, version 2.2, de janvier 2003.

(2)  Cf. Marc 6, 3. Traduction personnelle.

Texte originel de l’article