Yann DEFOND est un immigré français vivant à Phnom Penh depuis 20 ans. […] Il a choisi de partager la vie de la population ouvrière de l’habillement au Cambodge. De formation artistique, il exerce des activités de comédien, journaliste et interprète.
Il restait encore beaucoup de travail d’écriture, d’harmonisation. Il fallait ajouter des transitions. Le texte a donc de nouveau beaucoup évolué. Enfin, en 2018, il fut prêt pour la phase de relecture puis de recherche d’un éditeur. En 2020, les corrections d’un directeur éditorial permirent d’améliorer encore le manuscrit.
Un dimanche de novembre 2011 eut lieu une rencontre de jeunes travailleurs. A la fin ils se dirent qu’il fallait prendre une photo. Nous sommes sortis juste devant mon studio pour la prendre à l’extérieur puisque la lumière y est meilleure. Mais juste après, un agent de police payé par le patron de l’usine propriétaire de la cité vint me demander : « Disposes-tu de l’autorisation de prendre des photos ? As-tu l’autorisation de réunir des gens chez toi ? »
[article écrit pour le bulletin mensuel des Missions Etrangères de Paris] VIVRE EN SOLIDARITE AVEC LES OUVRIERS DU SECTEUR TEXTILE
Yann DEFOND, journaliste, ancien volontaire, ancien aspirant, ami des MEP
Aujourd’hui à Phnom Penh sept catholiques en cinq lieux différents font le choix de vivre au milieu des ouvriers (en particulier de l’habilement) au nom de leur foi en Christ. Parmi eux certains vont jusqu’à travailler à l’usine.
Avec la mission ouvrière, la joc, mais aussi individuellement, nous ne proposons aux ouvriers pas moins que le salut. C’est à dire la libération de toute entrave : mort, péché, peur, isolement, enfermement, soumission, etc. Ce salut divin nous l’accueillerons peut-être pleinement quand le Christ reviendra. Mais sans plus attendre nous pouvons dès à présent y goûter : prendre conscience de l’incommensurabilité de sa valeur propre en tant que personne ; croire en soi, en sa dignité, en ses capacités, en son avenir ; acquérir une conscience éclairée, une liberté individuelle ; devenir responsable de soi et des autres ; se soucier du bien commun ; vivre ses convictions, les exprimer ; s’épanouir ; ne plus être soumis aux pressions sociales ; ne plus redouter le jugement des autres ; sortir de toute crainte, y compris de celle de la mort…
Pour revenir sur ce phénomène majeur, la culture khmère trouve en grande partie sa source en Inde. Le Cambodge n’a jamais connu de système de castes. Cependant, il en reste des traces dans la langue et aussi malheureusement dans la mentalité collective. Cela se manifeste par une hiérarchie sociale où chacun soumet ceux qui sont en dessous de lui et est soumis à ceux qui sont au-dessus de lui. Si l’on est au sommet, on peut tout se permettre, on a aucun compte à rendre à personne. Si l’on est tout en bas, on a aucun droit, on doit en toute circonstance manifester de la déférence.
Suite à la visite orchestrée du premier ministre dans notre parc industriel, mon rédacteur en chef me demanda d’interroger une ouvrière. Sophéap ne voulait pas répondre à mes questions. Elle n’était pourtant pas obligée de dire du mal du chef du gouvernement. Et même, elle pouvait témoigner anonymement, le visage masqué et la voix modifiée. Le risque pour elle était extrêmement limité, quasiment nul. Mais « J’ai peur. »
Sophéap ne répond jamais à mes sollicitations pour tel ou tel événement. Elle refuse ce salut qu’elle entraperçoit pourtant à travers mon attention, mon choix de vie, mon rapport aux autres. C’est son droit. Elle préfère rester dans son monde étroit, dans la soumission. Ce choix m’attriste très profondément mais ne m’empêche pas de l’aimer. Pourquoi refuser la liberté tout en ayant conscience de ce qu’elle est ?
En réalité chaque être humain fait cette expérience dans sa vie. « Vois : je mets aujourd’hui devant toi la vie et le bonheur, la mort et le malheur. » (Deutéronome 30, 15). Or nous avons parfois des limites qui nous font choisir le malheur. La liberté est plus désirable mais elle peut faire peur parce qu’elle est responsabilité, risque. A peine sortie de l’esclavage « Toute la communauté des fils d’Israël murmura contre Moïse : “[…] au pays d’Egypte nous étions assis près du chaudron de viande, nous mangions du pain à satiété ! Vous nous avez fait sortir dans ce désert pour laisser mourir de faim toute cette assemblée !” » (Exode 16, 2-3). Et puis surtout, le passage de la mer rouge est effrayant, incertain. Sophéap est à l’aise dans son monde étroit parce qu’elle en connaît le moindre recoin. Le monde immense, sans mur, sans frontière, sans limite est bien plus enviable mais si elle traversait, alors durant une période, elle se retrouverait comme entièrement nue, sans cette construction mentale exiguë qui la protège.
Heureusement certains acceptent d’avancer. Sa cousine Sav, sans pour autant quitter le même enfermement, accepta un soir de me suivre. L’invitation à la projection privée d’un film presque monté avait été lancée à tous les comédiens à l’affiche. Chaque invité devait venir avec une autre personne qui puisse formuler des critiques avec un regard extérieur. Sav a une grande confiance en moi mais il fallait qu’elle accepte d’être vue dans la rue en compagnie d’un homme, qu’elle s’autorise un moment de divertissement pour elle-même, qu’elle affronte sa peur de sortir la nuit.
Et puis un petit nombre se transforme, passe de l’autre côté de la mer. Sarit a répondu à une invitation de la joc. Petit à petit il s’est mis à sourire. Il a formulé des projets. Il a entrepris une formation. Il a pris confiance en lui. Il a changé d’employeur, s’est mis à travailler de son mieux. Il a voulu s’informer de la réalité du monde, former sa conscience. Il s’est mis debout. Il a commencé à penser par lui-même en faisant preuve d’esprit critique. Il a pris l’habitude d’exprimer ses convictions. Il a pris des responsabilités. Il est devenu acteur de sa vie. Il a pris conscience de ce qu’il valait.
Il y avait donc un plan simple mais il n’était marqué par aucune division dans le texte. Asie mission le publia en dégageant des chapitres. De fait, l’organisation en trois parties, voir, juger et agir, était artificielle. Elle ne faisait pas réellement sens car certains passages intégraient en eux-mêmes ces trois éléments. J’ai donc chamboulé une seconde fois mon manuscrit en opérant des regroupements par thèmes. Certains reprenaient d’ailleurs le découpage d’Asie mission.
Concrètement dans ma cité ouvrière cela signifie passer du temps ensemble. Cette gratuité est importante, être attentif aux autres, suivre les évolutions de chacun, écouter, encourager, valoriser, soulager ; bref, partager les joies et les tristesses, relire ces relations et les porter dans la prière, les offrir à Dieu n’est pas un métier, travailler à son compte comme artiste n’a rien à voir. Il s’agit plutôt d’une vie, car l’enjeu est plus de l’ordre de l’être que du faire. Chaque personne est unique et ma proximité avec les autres habitants du parc industriel varie en fonction de chacun. Beaucoup m’invitent dans leur village d’origine pour des mariages ou fêtes diverses, pour des célébrations bouddhiques. Inversement ce sont parfois les familles de la campagne qui viennent visiter les citadins, alors nous échangeons des nouvelles. Des amitiés réciproques naissent. Le lien se construit notamment en montrant à l’autre qu’il a du prix, qu’il est important, alors que tout autour de lui, à l’usine, dans la ville, porte à penser le contraire. Lui montrer très concrètement qu’il compte est sans doute le principal dans cette option radicale des chrétiens qui vivent parmi les petits. Celui qui croit en sa dignité gagne en assurance en lui, prend sa vie en main, se met debout, devient responsable, s’épanouit, se libère. Se consacrer à cette tâche est fort exigeant car oblige à prendre en compte ses voisins dans chaque geste, bien au-delà du seul relationnel : propreté et occupation de l’espace autour de chez soi, activité et bruit en fonction des horaires de chacun, etc. Et puis cela oblige également à faire preuve d’indulgence envers ceux qui ne font pas ce choix car on s’écarte soi-même parfois de sa propre règle. En somme mes voisins œuvrent à ma conversion. Mon habitude était de balayer mon studio de l’arrière vers l’avant jusqu’à ce que Sophéap me fasse remarquer qu’à cause du vent la poussière se retrouvait chez les autres. Ce jour-là elle me fit comprendre que dans l’intérêt de tous il valait mieux passer le balai en commençant par l’avant, puisque derrière nos habitations une rigole est disposée à accueillir les balayures. Il en va ainsi du témoignage en actes. Il est l’adoption d’une façon de penser, d’une façon d’être évangélisées.